L’avion-fusée Lippisch DM-1 : le bolide du IIIe Reich

Le concept très futuriste du DM-1, en avance de plusieurs décennies sur son époque, en fait de loin l’appareil le plus fantastique élaboré durant la seconde guerre mondiale par les Nazis, concurremment avec les ailes volantes des frères Horten.  Il le doit aux travaux du Dr. Alexander Lippisch sur les voilures delta.

Les origines du projet DM-1

En 1939, Alexander Lippisch entra chez Messerschmitt où il développa le fameux Messerschmitt Me 163 « Komet »  qui fut le premier intercepteur-fusée à devenir opérationnel au monde. La forme révolutionnaire de la cellule et de la voilure conçues par Lippisch, associée au moteur-fusée Walther, permit au « Komet » d’atteindre des vitesses subsoniques jusque là inconcevables. Le 2 octobre 1941 à Peenemünde, le pilote d’essai Heini Dittmar pulvérisa le record du monde en dépassant le seuil symbolique des 1000 km/h à bord de son « Komet », mais l’exploit fut tenu rigoureusement secret pour ne pas alarmer les Alliés.

Les extraordinaires performances atteintes avec le « Komet » encouragèrent Lippisch à poursuivre ses recherches sur les voilures delta pour tenter de franchir le mur du son (Mach 1 = 1124 km/h à 6080 m d’altitude). En 1942, Lippisch abandonna donc l’usine Messerschmitt d’Augsburg et le développement en cours du « Komet » pour prendre la direction de l’Institut de Recherches Aéronautiques de Vienne (Luftfahrtforschungsanstalt Wien ou LFA). Là, il dirrigea un nouveau programme de recherches visant à expérimenter le vol transsonique et supersonique. Ses travaux portaient principalement sur les problèmes aérodynamiques liés aux très grandes vitesses et Lippisch se concentra sur l’étude des ailes delta qui semblaient offrir la meilleure configuration, vu leur formidable résistance structurelle, et dont l’association avec des moteurs-fusées ouvrait des possibilités excitantes.

Les recherches de Lippisch sur les voilures triangulaires, amorcés dès 1939 chez Messerschmitt avec l’étude en soufflerie des prototypes Delta I à VI, servirent de base à ces travaux. Elles débouchèrent finalement sur la conception du DM-1. Cet avion-fusée révolutionnaire, destiné à explorer les vitesses subsoniques, ne constituait en réalité qu’une première étape. Il était prévu qu’il serait suivi par un prototype transsonique (le « DM-2 ») puis supersonique (le « DM-3 ») qui permettraient de mettre au point, à terme, un intercepteur delta capable de voler à Mach 2,6, le futur « Lippisch P.13 ». Le but ultime de Lippisch était la conception d’un intercepteur hypersonique capable d’atteindre Mach 6,0 (environ 6743 km/h), utilisant un mode de propulsion mixte combinant un moteur-fusée (pour la phase de décollage et de grimpée) et un statoréacteur (pour la croisière en haute altitude et l’interception).

Le projet Darmstadt-München 1 (DM-1)

Conçu par l’équipe de chercheurs dont Lippisch s’était entourés aux universités de construction aéronautique de Darmstadt et de Munich, le DM-1 comportait une aile delta à 60° et une grande dérive triangulaire. Pour ne pas rompre ses lignes très pures, le poste de pilotage était totalement intégré dans la voilure delta, à l’emplanture du plan fixe vertical.

Le développement du DM-1 était prévu en deux temps. La première étape consistait à construire un prototype non motorisé qui serait testé uniquement comme planeur, pour expérimenter le comportement de la voilure delta aux basses vitesses et valider la configuration. Une fois la cellule au point, la seconde étape consistait à motoriser l’engin avec un moteur fusée pour le propulser à des vitesses de plus en plus élevées afin d’expérimenter le vol sonique, puis transsonique.

La construction du prototype débuta en août 1944 au Flugtechnische Fachgruppe (FFG) de Darmstadt sous la direction locale de W. Heinemann, avec la désignation initiale « Darmstadt D33 ». Mais elle fut  interrompue dès septembre par un bombardement allié qui détruisit une partie des installations. Le projet fut alors transféré au FFG de Münich où les travaux purent reprendre à un rythme ralenti, sous la nouvelle désignation DM-1 (pour Darmstadt-München 1). Après les bombardements de Munich, le Fachgruppe fut finalement transféré à Prien am Chimsee en novembre 1944.

Le premier avion delta de l’histoire

Le DM-1, dont l’aérodynamisme révolutionnaire avait été soigneusement étudié en soufflerie grâce au modèle réduit Delta VI, ne possédait pas de fuselage : il se résumait à une simple aile triangulaire combinée avec une grande dérive verticale, également triangulaire. L’engin se présentait donc comme un pur delta à profil symétrique, le choc de compression à Mach 1 survenant simultanément au bord d’attaque et au bord de fuite. L’ensemble de la cellule était réalisé en bois autour d’une armature tubulaire d’acier, avec un  revêtement en contre-plaqué. L’appareil était doté d’un train d’atterrissage tricycle dont les éléments se relevaient par coulissement le long des jambes.
Le profil de l’aile étant relativement épais, le pilote prenait place dans un étroit habitacle ménagé directement dans le profil de la dérive, au point d’emplanture de la voilure. Il était protégé par un pare-brise en verre blindé de 140 mm. Une seconde verrière blindée, en demi-cercle, était installée dans la partie basse du nez, pour permettre au pilote de visualiser le sol en phase d’atterrissage. Les tests en soufflerie laissaient espérer une vitesse de décrochage très basse (72 km/h. ) mais la configuration delta impliquait de toute façon une approche très cabrée pour maintenir suffisamment de portance et éviter le décrochement.

L’aile delta présentait des angles de bord d’attaque très importants, avec une flèche présentant une incidence de 60°. Les gouvernes de vol comportaient deux ailerons externes fonctionnant indépendamment pour contrôler l’assiette et les lacets, deux surfaces de compensation interne et une gouverne de direction classique sur la dérive verticale.

Pour la première phase d’essais non motorisé, il était prévu d’amener le DM-1 en altitude sur le dos d’un Siebel Si 204, puis de le larguer à 7 900 m  en vol plané afin d’étudier le comportement de la configuration delta à l’atterrissage et aux basses vitesses en général, mais aussi de réaliser des piqués devant atteindre 560 km/h en vol libre. Une fois ces essais terminés, la seconde étape consistait à équiper le prototype d’un petit moteur-fusée permettant de friser les 800 km/h, pour étudier le comportement du delta en vol subsonique.

Développements prévus

Dans une phase ultérieure, deux autres prototypes motorisés étaient prévus dans le cadre de ce programme de recherches: le DM-2 devait recevoir un moteur-fusée plus puissant pour étudier le comportement du moteur et de la cellule à des vitesses comprises entre 800 et 1200 km/h tandis que le DM-3 devait être équipé d’un moteur hybride (moteur-fusée et statoréacteur) pour explorer des vitesses de l’ordre de 2 000 km/h et plus.
Ces recherches devaient déboucher sur la conception du Lippisch P 13, un intercepteur hypersonique capable d’atteindre des vitesses de l’ordre de Mach 2,6 dans un premier temps, puis de Mach 6.

Les Américains découvrent un étrange appareil futuriste…

L’unique exemplaire construit du Lippisch DM-1 ne put être totalement terminé avant l’écroulement du Reich et ne prit jamais l’air. Il fut découvert en mai 1945 par les troupes U.S. sur la base de Prien près du lac Chiemsee, en Bavière. Alertés, les services de renseignements U.S. furent fortement impressionnés par la forme futuriste et atypique du DM-1 et prirent aussitôt des mesures pour achever sa construction durant l’été 1945. De nombreux spécialistes et diverses personnalités, dont Charles Lindbergh, firent le déplacement jusqu’à la base de Prien pour découvrir l’extraordinaire appareil. Le prototype fut définitivement achevé à la fin de l’été 1945 sous contrôle américain. Il était initialement prévu d’effectuer des essais préliminaires en Allemagne, le prototype devant être tracté par un C-47 également trouvé à Prien et remis en état de vol par les troupes U.S. Mais l’administration américaine s’étant ravisée, des dispositions furent prises pour l’acheminer dans le plus grand secret aux Etats-Unis. Le DM-1 fut installé d’une seule pièce dans un carcan spécial et quitta la base de Prien le 9 novembre 1945 pour être embarqué sur un navire en partance pour la côte est des Etats-Unis.

Les dérivés américains du DM-1

Débarqué discrètement à Norfolk (Virginie), le DM-1 fut dirigé vers le laboratoire aéronautique de Langley, pour y être étudié par le National Advisory Committee for Aeronautics (NACA). De son côté, le  Dr. Lippisch fut « fermement invité » à venir aux USA dans le cadre de l’opération « Paperclip », visant à récupérer un maximum de technologies stratégiques et de cerveaux nazis aux profits des Etats-Unis, dans la perspective d’un futur affrontement avec l’ex-allié soviétique. Dès février 1946, le DM-1 fut soumis à des essais en soufflerie qui se poursuivirent jusqu’en 1947 dans le cadre du NACA. Vu l’inexpérience des Américains en la matière, les précieuses données recueillies à cette occasion et les renseignements obtenus à Wright Field auprès du pionnier allemand des ailes delta servirent de base à l’industrie aéronautique américaine pour rattraper son retard technologique sur le IIIe Reich.

La société CONVAIR les utilisa pour construire un premier prototype propulsé par turbine, le « 7003 », destiné à se familiariser avec cette étrange configuration et qui devint le premier avion à aile delta à voler au monde en 1948. CONVAIR élabora ensuite le projet d’un appareil à aile delta équipé d’un propulseur hybride alliant turbine à gaz et moteur-fusée : le XF-92A. Bien que l’U.S. Air Force perdit de l’intérêt pour le XF-92A, l’expérience acquise par CONVAIR en matière de voilure triangulaire donna naissance à toute une série d’intercepteurs delta dans les années 1950, tels le F-102 « Delta Dagger », le F-106 « Delta Dart », et au bombardier nucléaire B-58 « Hustler »…

La fin du DM-1

En 1950, le NACA décida de transférer le Lippisch DM-1 au National Air Museum (aujourd’hui National Air and Space Museum) où il fut acheminé en 1954. Depuis lors, il croupit lamentablement dans un hangar du « Paul E. Garber Preservation, Restoration, and Storage Facility » à Suitland (Maryland). Les Américains ne paraissent visiblement pas pressés d’exposer en public un appareil qui prouve l’énorme avance technologique que les Nazis avaient sur les USA…

Fiche technique :

Désignation                           Darmstadt-München 1 (DM-1)

Type                                        Avion-fusée expérimental à voilure delta

Fonction                                 Expérimentation du vol subsonique

Conception                            Dr. Alexander Lippisch

Construction                          Fachgruppe Darmstadt-München

Longueur                                6,60 m

Hauteur                                  3,18 m

Envergure                               5,92 m

Surface alaire                         19,9 m2

Poids à vide                            297 kg

Poids en charge                     460 kg

Motorisation prévue             1 moteur-fusée (jamais installée)

Vitesse max. en vol plané    560 km/h en piqué

Vitesse max. motorisé          800 km/h espéré dans une première phase, puis transsonique (DM-2)

Vitesse de décrochage         72 km/h (espérés)

Armement                              aucun

Nombre construite               1 prototype achevé

Développements                   DM-2 transsonique, DM-3 supersonique, Lippisch P.13