Les statoréacteurs du Dr. Eugen Sänger – Allemagne

Durant la seconde guerre mondiale, le IIIème Reich chercha à étudier la possibilité de se doter d’une flotte d’intercepteurs équipés de statoréacteurs, en plus des jets à réactions et des intercepteurs à moteur-fusée. L’usage d’appareils équipés de statoréacteurs aurait en effet permis de trouver une parade efficace aux raids de bombardements sur l’Allemagne, le statoréacteur fournissant un bien meilleur rendement à haute altitude que les turboréacteurs, vu la raréfaction de l’oxygène dans les hautes couches de l’atmosphère. C’était donc l’arme idéale pour contrer les lourds quadrimoteurs alliés évoluant entre 6’000 et 10’000 mètres d’altitude.

A l’origine du projet, on trouve le docteur Eugen Sänger, spécialiste de ce qu’on appelait encore les tuyères thermopropulsives, terme utilisé à l’époque pour désigner les statoréacteurs. En tant qu’ingénieur, Sänger mit sur pied un programme de recherches pour étudier le fonctionnement des statoréacteurs dans différentes configurations. Cette recherche s’intégrait dans le cadre d’un programme plus large visant à développer un intercepteur de bombardier, baptisé « Feuerlilie » (lys de feu). A l’époque, on en était encore aux balbutiements dans le domaine des tuyères thermopropulsives et certains paramètres échappaient encore au contrôle des techniciens.

Les essais au sol

La première étape du projet consistait à opérer des essais statiques au sol. Le problème, c’est que contrairement au turboréacteur, un statoréacteur ne possède ni turbine, ni pales, ni aucune pièce en mouvement. Ce n’est rien d’autre qu’un cylindre vide, ouvert aux deux extrémités, équipé au centre d’une couronne d’injecteurs qui permet de pulvériser le carburant dans la tuyère. L’oxygène nécessaire à la combustion provient directement de l’air aspiré à l’avant, qui, en se mélangeant spontanément avec le carburant sous sa propre pression, forme le mélange détonant qui est mis à feu. En se détendant brutalement, l’expansion vers l’arrière des gaz fournit, par réaction, la poussée qui propulse l’engin vers l’avant.

Pour fonctionner, un statoréacteur a donc besoin de se déplacer dans l’air avec une vitesse suffisante pour permettre à l’air de s’engouffrer avec une certaine pression dans le cylindre du statoréacteur.

Pour ce faire, Sänger installa purement et simplement un statoréacteur tubulaire sur un camion Opel « Blitz ». C’était une solution un peu boiteuse et bricolée, mais ça marchait parfaitement. L’étrange véhicule devait atteindre une vitesse minimale de 90 km/h pour pouvoir provoquer l’allumage du statoréacteur.

Un premier essai sur route fut tenté le 17 octobre 1941 avec une chambre tubulaire de 1 mètre de diamètre et d’une longueur de 4 mètres. Il n’existe qu’une seule photo, assez impressionnante, de cet essai (voir au bas du texte). Par la suite, ce premier tube fut remplacé par un statoréacteur en chrome-nickel de 80 cm de diamètre. Durant ces essais sur route, des températures de l’ordre de 2200°C furent atteintes dans la chambre de combustion sans causer de dommage à l’enveloppe. Mais l’impressionnant jet de gaz craché à l’arrière du statoréacteur était si brûlant que tout objet situé à moins de 2,20 m de la tuyère s’enflammait spontanément au passage de l’étrange véhicule.

Dans une seconde étape, Sänger essaya sur route des statoréacteurs plus petits, de 50 cm de diamètre, équipés de diffuseurs. Là encore, ils fonctionnèrent parfaitement, prouvant la validité du concept.

Fort de ces résultats positifs au sol, le Reichsluftfahrtministerium se résolut à mettre à disposition de Sänger un Dornier Do-17 Z comme banc d’essai volant, afin de procéder à un programme de développement en trois étapes. Pour préserver le secret des regards indiscrets, ces essais se déroulèrent sur une base de la Luftwaffe isolée au milieu de la lande de Lüneburg, une région boisée et désertique entre Hanovre et Hambourg.

Premiers essais en vol

La première étape consistait simplement à étudier le fonctionnement en vol du statoréacteur, fixé sur le dos du Dornier Do 17. Cette série d’essais s’échelonna du 6 mars au 12 juin 1942. En tout, 69 essais en vol du réacteur eurent lieu, avec le Flugkapitän Paul Spremberg et son équipier Fiedler aux commandes. Le Dr. Sänger participa personnellement à plusieurs de ces vols. Le statoréacteur utilisé avait un diamètre de 50 cm et une longueur de 5,50 mètres. Tous les essais se déroulèrent à une altitude comprise entre 100 et 1000 mètres, en vol horizontal et à une vitesse de Mach 0,3. Le combustible alimentant le statoréacteur était stocké dans un réservoir embarqué à bord de la cellule du Dornier, relié à la tuyère par une tubulure aboutissant  à la bague des injecteurs. Deux types de carburants furent testés à cette occasion : de la benzine ayant un indice d’octane compris entre 40 et 87% et du méthanol.

La deuxième série d’essais en vol

Pour la deuxième série d’essais, qui se déroula également sur la lande de Lüneburg, Sänger remplaça le réacteur initial de 50 cm de par un monstrueux statoréacteur de 1,50 mètres de diamètre et d’un poids de 2,5 tonnes. L’énormité de cette tuyère nécessita d’utiliser cette fois un Dornier Do-217 E-2, spécialement modifié pour recevoir sur son dos le gigantesque tube.

Sänger commença par effectuer une première série d’ « essais à froid », c’est-à-dire avec le statoréacteur inerte et sans emporter de carburant, pour voir si le Do-217 résistait en vol aux formidables contraintes engendrées par la surcharge de poids. Les capacités de l’appareil étant fortement diminuées, la vitesse d’approche dût être augmentée de 140 à 170 km/h pour éviter un décrochage, ce qui rendait l’atterrissage particulièrement délicat et dangereux. La vitesse de croisière en vol horizontal passa également de 440 à 320 km/h. Enfin, l’inclinaison en virage  fut réduite de 90° à seulement 45°, sous peine de voir l’appareil se disloquer en vol ou perdre ses ailes…

Le premier d’essai « à chaud », avec allumage en vol du statoréacteur et combustible embarqué, eut lieu le 30 juillet 1942. Il se déroula sans incident. Les mesures relevées durant le vol montrèrent que ce statoréacteur expérimental développait une puissance de 20’000 chevaux, avec une vitesse d’expansion des gaz de l’ordre de 300 mètres / seconde. Mais lorsque le Do 217 eut regagné le sol, les techniciens constatèrent de nombreux dégâts, tant au niveau de l’appareil que du statoréacteur. La température atteinte dans la tuyère thermopropulsive avait été si intense que le métal du cylindre était brûlé et qu’en plusieurs endroits, il avait littéralement fondu. Les soudures du diffuseur avaient lâchées en plusieurs points et le cylindre de la tuyère s’était déformé sous l’effet conjugué de la pression et de la chaleur des gaz. Quant au Do 217, la peinture de son dos et de l’empennage était brûlée ou s’était vaporisée sous l’effet du jet de gaz brûlant s’échappant de la tuyère.

Pour éviter que cela ne se reproduise, des plaques de protection furent installées sur les parties exposées de la cellule et diverses modifications furent apportées au statoréacteur.

En tout, 9 vols expérimentaux furent réalisés avec ce monstrueux statoréacteur, car le neuvième fut interrompu par un incident grave qui faillit coûter la vie à l’équipe du Dr. Sänger. Lors de la dernière phase du vol, le système de fermeture du réservoir de combustible placé à l’intérieur du Do 217 se déverrouilla accidentellement et un flot de carburant envahit subitement le poste de pilotage où étaient massés les techniciens. Les vapeurs de benzine manquèrent peu d’asphyxier l’équipage parmi lequel figurait le Dr. Sänger. Par chance, le pilote et le copilote réussirent in extremis à déverrouiller la fenêtre de la cabine et à poser en urgence l’appareil au sol. Tout le monde s’en sortir indemne, mais au prix d’un véritable miracle…

Le 23 septembre 1942, le Reichsluftfahrtministerium estima que la base de Lüneburg n’offrait plus la sécurité suffisante pour poursuivre les essais, car elle se trouvait désormais dans le rayon d’action des attaques aériennes menées depuis l’Angleterre. En conséquence, les essais furent transférés en Autriche, sur la base de Hörsching, près de Linz, qui disposait également d’un piste plus longue.

Le 20 janvier 1943 marqua la fin des essais à chaud avec l’énorme statoréacteur de 1,5 m de diamètre, après 18 vols. Les résultats étaient prometteurs. En vol en palier horizontal, la vitesse normale de 90 mètres / seconde du Do-217 avait pu être accélérée jusqu’à 110 m/s en poussant à fond le statoréacteur. En piqué, le bimoteur atteignait facilement 200 m/ seconde avec la poussée supplémentaire de la tuyère, soit environ 720 km/h. Sur la base de ces résultats, Eugen Sänger extrapola que ce gros statoréacteur pourrait fournir une poussée d’environ 2,2 tonnes s’il était poussé au maximum. On ne put malheureusement pas le vérifier en vol car cela aurait inévitablement fait éclater en morceaux la verrière en plexiglas du nez du Dornier Do 217 E-2.

La troisième étape du programme

En octobre 1943, Eugen Sänger transmit un rapport ultra secret au Reichlsuftministerium en vue de préparer la poursuite des essais et de passer à la troisième et ultime étape du programme : élaborer et construire le statoréacteur destiné à propulser le futur chasseur « Feuerlilie ».

De son côté, le Prof. Dornier se déclara prêt à participer à l’aventure et à collaborer étroitement à cette réalisation. Mais la réponse du  Generalfeldmaschall Erhard Milch se fit attendre. Manifestement, le Reichsluftfahrtministerium et la Luftwaffe avaient d’autres priorités que celle de développer un intercepteur mû par un statoréacteur. Dans sa réponse, qui mit trois mois à venir, Milch précisait que le moment pour poursuivre le développement du programme « Feuerlilie » n’était pas encore venu. Toutefois, il autorisait le Dr. Sänger à poursuivre et à entamer une nouvelle série d’essais statiques au sol avec un pulsoréacteur de 50 cm de diamètre, en vue de développer un statoréacteur pouvant servir d’ersatz comme moyen de propulsion ; ce nouveau propulseur serait également susceptible d’équiper des chasseurs plus petits que celui prévu dans le cadre du projet « Feuerlilie ».

C’est ainsi que Dr. Sänger mit au point un statoréacteur miniaturisé de 50 cm de diamètre et de 8,63 m de longueur, pesant seulement 850 kg. Cette tuyère était réalisée dans un alliage combinant l’acier, le chrome et l’aluminium. Pour les essais en vol, on décida de réutiliser le même Dornier Do 217 E-2 qui fut transformé pour accueillir sur son dos le nouveau cylindre.

En tout, 33 essais en vol furent effectués entre le 21 septembre 1943 et le 30 août 1944. Ces expérimentations eurent lieu à une vitesse comprise entre Mach 0,3 et Mach 0,37, à une altitude située entre 1000 et 7000 mètres. Elles permirent d’extrapoler que le statoréacteur était capable de voler à Mach 0,9 à 10’000 m d’altitude.

Au moment même où le Dr. Sänger touchait au but, l’ordre arriva de stopper tous les essais.  Cette décision, arrêtée en septembre 1944, était la conséquence directe de la sévère pénurie de carburants qui affectait le Reich. Désormais, plus une goutte ne devait être gaspillée et la priorité absolue était donnée aux unités opérationnelles de la Luftwaffe.

Cet ordre ne mit pas un terme au programme « Feuerlilie », mais marqua la fin des espoirs de pouvoir développer rapidement un statoréacteur opérationnel.

Un tuyère brûlant des agglomérats de charbon

Malgré tout, ordre fut donné au Dr. Sänger de chercher à développer une nouvelle chambre de combustion autorisant une poussée de 15 à 35 mètres / seconde, mais utilisant d’autres types de combustibles dont l’Allemagne disposait en suffisance.

Eugen Sänger conçut donc une chambre de combustion destinée à brûler des dérivés carbonatés, en l’occurrence des agglomérats de charbon ou d’anthracite retraités sous forme de granulés. L’intérieur de ce statoréacteur était donc équipé de paniers grillagés en acier contenant environ 40 kg de granulés de charbon ou de dérivés de carbone. Cet « ersatz », dont la vitesse de combustion pouvait être accélérée par un mélange de paraffine et/ou de copeaux de bois, fut rapidement mis au point et testé au sol.

Les essais démontrèrent toutefois que les grilles ne résistaient pas à l’intense chaleur et qu’il faudrait soit les refroidir avec un système de refroidissement par eau, soit les fabriquer dans un matériau céramique résistant aux très fortes températures.

Ces recherches, qui auraient dû aboutir à la réalisation du premier intercepteur de l’histoire propulsé par statoréacteur, furent interrompue par la fin de la guerre, si bien que le projet « Feuerlilie » resta lettre morte…

Après guerre, le Dr. Eugen Sänger poursuivit ses recherches et devint, entre autres, l’un des spécialistes mondiaux en matière de tuyères thermopropulsives…

 

 

 

 

 

À propos Moret Jean-Charles

Fondateur de l'Association Pro Forteresse Co-fondateur de l'Association Fort Litroz