Blockhaus allemand d’Eperleques – V1 et V2 – France

Une mystérieuse construction dans la forêt…

Le 16 mai 1943, le service britannique chargé d’interpréter les photographies aériennes ramenées par les avions de reconnaissance, informe le haut commandement allié de l’ouverture par les Allemands d’un nouveau chantier de construction dans le Pas-de-Calais, en lisière sud de la forêt d’Eperlecques.

Les premiers clichés, pris le 16 mai au-dessus de Watten par les Mosquitos de la R.A.F., montrent une gigantesque excavation et des travaux de terrassements de grande ampleur. Deux mois plus tard, une nouvelle série de photographies datées du 14 juillet révèle que les travaux ont nettement progressé : on distingue clairement l’ossature d’une construction. Manifestement, « quelque chose » est en train de sortir du sol dans la forêt d’Eperlecques, quelque chose d’énorme et de totalement inconnu…

Le problème, c’est que la Résistance française et les services de renseignements alliés sont incapables de déterminer la fonction et l’affectation de cette mystérieuse construction. Le périmètre est gardé et hautement sécurisé. Personne ne peut y pénétrer ou même s’en approcher car les Allemands ont décrété une vaste zone d’interdiction autour du chantier. Même les civils du hameau d’Eperlecques ont été évacués de force par les Allemands et ont dû quitter leurs habitations.

L’information est inquiétante car depuis la fin 1942, des rumeurs en provenance d’Allemagne circulent concernant de nouvelles armes miracles en préparation. On parle notamment d’avions sans pilote, de bombes volantes… Dès le début 1943, des rapports affluent également au M.I. 6 concernant la mise au point par les Allemands d’une fusée à longue portée. Ces informations sont codées «  German Long Range Rocket Developpement » (G.L.R.R.D) par les services britanniques. Tout cela est encore flou et confus, mais contribue à entretenir un climat d’inquiétude chez les Britanniques. Les informations provenant d’Allemagne pointent toutes vers le même site : un lieu inconnu appelé Peenemünde sur l’île d’Usedom, en bordure de la Mer Baltique…

Le 19 avril, alarmé, Winston Churchill donne l’ordre de procéder à des reconnaissances aériennes sur toutes les régions d’Allemagne suspectées d’avoir un lien avec ces rumeurs. Parallèlement, il ordonne un survol général des côte de la Belgique et du Nord de la France jusqu’à la péninsule du Cotentin, pour détecter d’éventuels sites en relation avec les hypothétiques armes miracles. Les clichés ramenés d’Eperlecques le 16 mai ne font que renforcer ses craintes et confirment un premier rapport du début avril mentionnant le début d’une étrange activité près de Watten.

Le 12 juin, l’inquiétude monte d’un cran : un mystérieux « objet en forme de cigare » est repéré pour la première fois sur un cliché montrant le pas de tir n° VII de Peenemünde. Une nouvelle reconnaissance aérienne effectuée le 23 juin sur Peenemünde confirme la présence de fusées sur le Prüfstand VII. Visiblement, les Allemands sont bien en train de mettre au point une arme miracle de nature inconnue.

Le 29 juin, une réunion secrète du Defence Committe du War Cabinet est organisée par Churchill dans le bunker situé juste derrière Whitehall. Le premier ministre, visiblement alarmé de la tournure des événements, ordonne de poursuivre les missions de reconnaissance sur le Nord de la France et de préparer la destruction par bombardement de Peenemünde et de tous les sites suspects pouvant être en relation avec ces armes miracles.

Le 17 août, les Britanniques n’ont toujours pas acquis la certitude que le chantier d’Eperlecques/Watten soit lié au projet de fusée allemande. Il pourrait tout aussi bien s’agir d’un dépôt de carburant protégé, d’un poste de commandement de la marine ou d’un Q.G d’une grande unité. Mais le chantier avance si rapidement que le mystérieux bunker sera bientôt achevé et donc invulnérable. Devant l’ampleur des travaux et vu le doute qui subsiste, les Britanniques décident de procéder à une frappe préventive pendant qu’il est encore temps. Il faut agir vite, avant que les Allemands ne coulent la dalle de couverture, ce qui mettrait le site à l’abri des bombardements. En conséquence, l’Air Ministry ordonne de procéder dès que possible à une frappe massive de la « special construction at Watten ». La mission est confiée à la 8thAir Force de l’USAAF. Mais ceci est une autre histoire…

Le choix du site

Le 3 octobre 1942, le premier lancement réussi d’une fusée A4 a lieu sur le pas de tir n°7 de Peenemünde. Après dix ans de travail, d’échecs et d’espoirs souvent déçus, ce premier succès vient récompenser les efforts de l’équipe dirigée par Wernher von Braun et le général Dornberger. Elle ouvre enfin la voie à l’utilisation opérationnelle du V2. Trois usines sont prévues pour débuter la production en série qui doit fournir à l’Allemagne nazie jusqu’à 1800 fusées V2 par mois.

Le 22 décembre 1942, le général Dornberger, qui commande le Wa Prüf 11, est convoqué au ministère de l’armement à Berlin. Albert Speer lui communique la décision d’Hitler de construire deux gigantesques bunkers dans le cadre de l’offensive V2 prévue contre l’Angleterre. Le premier doit être bâti dans le Nord de la France, avec Londres pour cible, le second en Normandie, dans la péninsule du Cotentin, pour battre Bristol et les villes de la côte sud-ouest.

A cette époque, les techniciens de Peenemünde se sont déjà longuement penchés sur la question et ont même réalisés un avant-projet et une maquette du bunker.

Les grandes lignes de l’édifice étant définies, il ne reste plus qu’à trouver un emplacement réunissant tous les critères requis. Le Führer tient expressément à ce que les travaux du premier bunker débutent dans les plus brefs délais. C’est ainsi que du 26 au 31 décembre 1942, une équipe de trois spécialistes sillonne le Nord de la France à la recherche du site idéal. Cette équipe est dirigée par l’adjoint direct de Dornberger, l’Oberstleutnant Thom qui  est d’ailleurs pressenti pour devenir le futur commandant du bunker.

Après avoir prospecté et reconnu plusieurs emplacements possibles, Thom rend son rapport le 4 janvier 1943. Il propose de retenir un site en lisière sud de la forêt d’Eperlecques, près de Watten. Facilement accessible par voies fluviale et ferrée pour acheminer les milliers de tonnes de matériaux nécessaires à la construction, l’endroit présente également l’avantage de pouvoir être facilement alimenté en énergie électrique par une ligne à haute tension proche. Bien desservi par la route, il n’est pas très éloigné du canal de Saint-Omer et de la ligne de chemin de fer Calais-Lille, ce qui facilitera le chantier. D’autre part, le relief incliné permettra de bâtir l’édifice à contre-pente et de mieux le camoufler dans le couvert forestier. Enfin, le site choisi est à moins de 200 km de Londres tout en étant situé en arrière du littoral et du Mur de l’Atlantique, ce qui assure sa sécurité.

Le 21 janvier 1943, la décision de construire ce premier bunker est entérinée par Speer. Pour leurrer les Britanniques et dissimuler la véritable nature du projet, les Allemands lui attribuent un nom de code : ce sera « KNW », abréviation pour Kraftwerk Nord West, ce qui signifie « centrale électrique du nord ouest » en allemand.  Conformément aux recommandations de Thom, le bunker sera érigé à l’orée sud de la forêt d’Eperlecques , au lieu-dit Le Sart.

Le maître d’œuvre est l’Armée de terre allemande (Heer). La construction sera confiée à l’Organisation Todt (O.T.) qui a acquis une solide expérience avec la construction du Mur de l’Atlantique et des bases de sous-marins. Hitler tient à ce que l’ouvrage soit construit très vite malgré sa complexité et ses dimensions, en raison de son importance considérée comme primordiale pour la suite de la guerre. La tâche est ardue. Il reste encore à définir dans le détail les fonctions exactes dévolues au « KNW » afin de permettre à l’Organisation Todt de réaliser les plans définitifs pour les soumettre à l’approbation des services compétents, notamment le Wa Prüf 11.

Le 11 février 1943, une réunion finale présidée par Wernher von Braun et regroupant tous les intervenants du projet, règle les derniers détails, comme les travaux à exécuter dans le bunker pour la manutention, la préparation et le tir des fusées.

Une seule incertitude subsiste encore : faut-il ou non installer une usine de production d’oxygène liquide à l’intérieur du bunker ? Pour alimenter la base, une décision antérieure prévoyait en effet de construire deux unités de production, l’une à Tilleur en Belgique et l’autre à Stenay, dans les Ardennes françaises. Le problème, c’est que cette solution ne s’inscrit pas dans la ligne du projet élaboré par les techniciens de Peenemünde car elle enlèverait une partie de l’autonomie du bunker d’Eperlecques qui deviendrait alors tributaire de l’acheminement régulier du carburant destiné aux fusées.

Finalement, le 3 mars 1943, le Wa Prüf 11 confirme que le bunker sera bien équipé d’une usine comprenant 5 compresseurs afin d’assurer sur place une production journalière d’environ 50 tonnes d’oxygène liquide, ce qui permet le tir quotidien de 12 fusées V2. Le reste devra être acheminé par chemin de fer pour atteindre 36 fusées, chiffre finalement retenu comme capacité de tir journalière.

Le 23 mars, les plans définitifs sont achevés par l’O.T. Avant de lancer la construction, Albert Speer présente le 29 mars 1943 le projet à Hitler. Le Führer, toujours avide de constructions colossales, se montre enthousiaste et approuve complètement, en ajoutant que « si le but recherché ne peut être atteint, la possibilité d’utiliser le bunker comme abri pour des troupes d’importance spéciale sera alors prise en compte ».

La construction du « KNW » peut donc commencer.

En fait l’O.T. a anticipé la décision. Depuis une quinzaine de jours, une trentaine d’ouvriers a déjà commencé les travaux de déboisement. Mais ceci est une autre histoire…

 

L’AVANT-PROJET DE 1942

Dès 1942, les techniciens de Peenemünde se sont penchés sur la question du futur bunker et ont élaboré un avant-projet pour préciser les grandes lignes de la construction.

Un plan et une coupe axiale datés de 1942 ont été conservés. Ils permettent de se faire une idée de la construction envisagée à l’époque. Il s’agit, répétons-le, d’un avant-projet qui diffère du projet qui sera finalement retenu.

Les deux esquisses montrent une construction de 81 x 61 mètres, desservie par trois voies de chemin de fer en courbe. Les murs du bunker et les subdivisions intérieures ont 2 mètres d’épaisseur. La hauteur hors sol est de 23 m, ce qui permet de dresser verticalement les fusées à l’intérieur du bunker (le V2 mesure 14 mètres avec son ogive). La coupe montre que le volume intérieur est subdivisé en trois étages du côté nord, deux étages au centre et un seul étage du côté sud. Elle ne permet pas de déterminer le nombre de niveaux intérieurs le long des côtés est et ouest, de part et d’autre du hall central, vu que seul le rez-de-chaussée est figuré sur le plan.

Les fusées, chargées sur leur wagon de convoyage, pénètrent de plain pied dans le côté nord du bunker, par deux ouvertures latérales situées près des angles. Au-dessus de l’arrivée des voies, deux larges ouvertures rectangulaires (16 x 3 m), suggérées en pointillé sur le plan, sont percées dans le sol du premier étage: elles permettent de décharger les wagons et de hisser le corps des fusées jusqu’au premier étage, vraisemblablement grâce à un gigantesque pont roulant muni d’un palan de levage.

La zone de stockage du corps des fusées (en rouge) occupe les deux premières travées nord du 1er étage, qui mesurent chacune 57 x 15 m. La première travée (figurée en rouge sur le plan) ne permet de stocker que 17 fusées (et non 20 Stück comme indiqué) étant donné la place perdue aux deux extrémités pour les deux ouvertures ménagées dans le sol. La seconde travée (non figurée sur le plan mais bien visible sur la coupe) occupe tout l’espace transversal situé au-dessus du hall de stockage de l’oxygène liquide (en bleu, marqué « O2 Tanks ») : elle permet de stocker côte à côte 21 fusées à l’horizontale. La capacité de stockage prévue est donc de 38 fusées, chiffre qui correspond effectivement à ce qui est indiqué dans le petit texte qui accompagne la coupe. On est encore loin de la réserve de 108 fusées qui sera finalement retenue dans le projet définitif et qui correspond à trois jours de tirs.

Les ogives coniques renfermant la tête explosive, au nombre de 500, sont stockées séparément pour des raisons évidentes de sécurité. Comme le montre la coupe, deux espaces de rangement leur sont réservés (en orange) : le 3e étage de la première travée nord (57 x 15 m) et l’espace médian du 1er étage (25 x 17 m), entre les deux voies latérales pénétrant dans le bunker. Les ogives sont entreposées verticalement, ce qui facilite leur manutention et les contrôles.

Le texte au bas de la coupe précise que la réserve de carburant du bunker correspond à 5 jours de tirs. L’oxygène liquide, réparti en 13 cuves étanches, occupe tout le rez-de-chaussée de la seconde travée nord, derrière le hall de montage (3 locaux de 17 m de large, marqués « O2 Tanks » et figurées en bleu foncé). L’alcool, réparti en 12 citernes, est stocké dans trois locaux mitoyens de 14 m de largeur, le long du côté ouest du bunker (« Brem. Tank », en bleu clair). Le remplissage des citernes est visiblement prévu depuis l’extérieur, directement à travers le mur ouest, car la voie de chemin de fer qui longe ce côte du bunker porte la mention « Tankgleis ».

Près de l’angle sud-est du bunker, deux ouvertures à la base de la façade sud permettent aux trains routiers de pénétrer dans un hall de déchargement qui peut accueillir 8 véhicules (en mauve, avec l’indication « LKW »). A l’arrière de ce hall trois locaux portant la mention « T-Stoff », « Z-Stoff » et « Dialin » (en rose) constituent la zone de stockage des réactifs utilisés pour actionner la pompe d’alimentation des moteurs-fusées.

Il est difficile de déterminer l’affectation des locaux occupant le deuxième et peut-être le troisième niveau des ailes est et ouest encadrant le hall central, car ces parties ne sont figurées ni sur le plan ni sur la coupe. A cette époque, au tout début du projet, il n’est pas encore question d’intégrer une usine de production d’oxygène liquide dans le bunker. En revanche, on peut imaginer des ateliers techniques et un logement pour la garnison.

Du côté sud, la partie centrale du bunker est occupée par un vaste hall de 41 x 25 m (en jaune), soutenu par deux rangées de 3 piliers qui montent jusqu’à la dalle de couverture du bunker. Comme le montre la coupe, seul le tiers arrière de ce hall comporte deux niveaux de hauteur différente. C’est au second niveau que l’on assemble le corps des fusées avec la tête explosive (en vert). Les fusées y sont acheminées de plain pied depuis la zone de stockage, grâce à une voie étroite et à une ouverture percée dans le mur du fond du hall. Une fois l’assemblage et les contrôles effectués dans la zone verte, les fusées sont basculées dans le hall (jaune) à l’aide d’un palan et redressées verticalement dans l’une ou l’autre des trois travées qui subdivisent le hall. C’est là qu’elle que l’on procède au remplissage des carburants, au réglage des instruments et aux derniers contrôles avant le tir. Ces trois travées, bien indiquées sur le plan, comportent chacune une voie étroite qui se prolonge vers l’extérieur et qui permet de sortir les fusées juchées sur des chariots pour procéder au tir.

La mise à feu est déclenchée à distance, à partir de deux abris en béton armé disposés en avant du bunker et reliés à la construction par des tunnels souterrains figurés sur les deux documents.

Sur la coupe, deux petits blockhaus munis de créneaux rayonnants sont représentés au-dessus de la partie orientale du bunker, sur la dalle de couverture. Par symétrie, il faut donc restituer 4 blockhaus aux angles de la toiture. Vu leur caractère fermé, il s’agit manifestement d’organes destinés à assurer la défense rapprochée du bunker et non d’installations antiaériennes.

A l’époque, le personnel technique prévu pour assurer le fonctionnement du bunker est estimé à 150 hommes, chiffre qui sera révisé à 250 hommes par la suite. La capacité de tir journalière est évaluée à 20 tirs.

Cet avant-projet ne sera pas retenu. Les plans définitifs de 1943 diffèrent fortement de ces premières esquisses, tant par les dimensions que par la distribution des organes du bunker…

 

Hitler s’enthousiasme pour le projet « KNW »

Le 7 juillet 1943, Dornberger et von Braun sont convoqués au quartier général du Führer en Prusse orientale. Il est 11h30 lorsque le téléphone sonne à Peenemünde. Le général Dornberger reçoit l’ordre de Speer de se présenter sans délai au Führer Hauptquartier de Rastenburg (FHQ),  la célèbre « Tannière du Loup », avec tous les documents et films pris le 3 octobre 1942 lors du premier lancement réussi d’une fusée A4.

En toute hâte, il rassemble des graphiques, les courbes de trajectoires de vol, les tableaux pour l’instruction des futures unités de lancement, ainsi que les petits modèles en bois des véhicules des unités de transport des fusée, sans oublier les maquettes de l’avant-projet du futur bunker prévu sur la côte de la Manche. Une partie de ces maquettes n’est plus à jour, mais qu’importe, le temps presse.

Le Heinkel He-111 qui les emmène décolle de Peenemünde dans un épais brouillard. Une demi-heure plus tard, il se pose à Rastenburg où une auto les conduit au pavillon des visiteurs, à Jägerhöhe, où Dornberger apprend que la conférence prévue avec Hitler est reportée à 17h00. Une heure avant le rendez-vous, une auto les conduit à travers la forêt de chênes où se tapit le camp de baraquements très étendu et les nombreux bunkers qui forment le FHQ. Munis des laissez-passer indispensables, Dornberger et von Braun franchissent les postes de contrôles des trois enceintes de sécurité qui protègent la « Wolfschanze » et gagnent la salle de projection située dans la partie centrale du périmètre de sécurité.

Peu après 17h, la porte s’ouvre brusquement. Hitler pénètre dans la salle, suivi par Speer, Keitel et Jodl. Dornberger, qui sait que le Führer n’a jamais assisté personnellement au lancement d’une fusée V2, a décidé de présenter les images tournées lors du lancement réussi du 3 octobre 1942, de façon à démontrer les immenses potentialités de la nouvelle arme miracle. Von Braun fait le commentaire. Les vues sont impressionnantes. Les portes coulissantes du pas de tir n°VII s’ouvrent. Lentement, la lourde masse d’acier du banc d’essai roulant, portant la fusée A4, sort du hall et s’arrête au-dessus de la cuve de refroidissement des gaz, profondément enfoncée dans le sol. Les dimensions de la tour sont celles d’un immeuble monté sur roues. A côté, les techniciens font proportionnellement figure de fourmis. Suivent les essais de combustion avec la fusée suspendue à la Cardan. Les gros plans permettent d’observer le fonctionnement des gouvernails en graphite dans le jet brûlant des gaz jaillissant à 2000°C. L’essai terminé, la fusée de 14 mètres est chargée sur un charriot Meilerwagen, puis dressée verticalement sur la table de lancement au moyen du vérin hydraulique du charriot. Le film montre ensuite le remplissage des réservoirs et les derniers préparatifs de départ. Puis arrivent les images de la mise à feu. Une gerbe d’étincelles jaillit de la tuyère, suivie aussitôt par la puissante flamme des gaz de combustion. Dans un énorme dégagement de fumée qui remplit le pas de tir, la fusée s’arrache lentement à la pesanteur et s’élève dans le ciel pour disparaître rapidement…

Le film produit une très forte impression sur Hitler qui reste silencieux plusieurs minutes après la fin de la projection, les yeux fixes rivés sur le plancher, perdu dans ses pensées. Il est visiblement sous le coup d’une violente émotion. Lorsque la voix de Dornberger le rappelle à la réalité, il sursaute. Durant l’exposé de Dornberger, il se lève plusieurs fois brusquement pour se rapprocher de la table qui supporte les maquettes. Ses yeux vifs vont constamment du conférencier aux modèles réduits. A l’issue de l’exposé, Hitler se dirige vers Dornberger, lui sert la main et déclare, d’une voie à peine audible : « Je vous remercie ! Pourquoi n’ai-je pas osé croire au succès de vos travaux ? Si nous avions eu vos fusées en 1939, il n’y aurait pas eu de guerre… Déjà à l’heure actuelle et encore plus dans l’avenir, l’Europe et le monde sont trop petits pour une guerre. Avec des armes comme celles-ci, une guerre serait fatale à l’humanité… »

Sur ces mots, il se retourne vers la maquette du bunker. Visiblement très intéressé, il la fait démonter plusieurs fois pour se faire réexpliquer tous les détails : par où arrivent les fusées , comment elles sont entreposées, vérifiées et préparées au lancement ; comment, une minute avant le tir, dressées sur leurs tables de tir, les gyroscopes déjà lancés, elles sont sorties du bunker pour être lancées verticalement en une succession rapide.

Après que Dornberger lui eut montré les clichés des énormes cratères produits par l’impact d’une fusée, Hitler, visiblement enthousiasmé par la puissance et les potentialités du V2, demande s’il serait possible de porter la charge utile de 1 à 10 tonnes et de prévoir une production de 2000 fusées par mois. Dornberger lui répond par la négative et précise qu’il faudrait dans ce cas concevoir une nouvelle fusée plus grande, ce qui nécessiterait au minimum 4 à 5 ans d’études et de délai. Quant à augmenter la production mensuelle, cela s’avère également impossible vu la pénurie d’alcool dont souffre le Reich, et l’adoption d’un nouveau combustible exigerait de concevoir un nouvel engin. Malgré tout, une lueur étrange et fanatique étincelle dans le regard d’Hitler qui tient enfin une arme de destruction massive à la hauteur de ses rêves d’anéantissement…

En conséquence, Hitler ordonne aussitôt à Speer d’accorder la plus grande priorité au projet « KNW » et au programme de la fusée V2 en général, et de les placer en tête de liste. Se tournant vers Speer, il le presse de construire d’urgence les 2 bunkers prévus sur les côtes de la Manche et même d’en ajouter une troisième si cela s’avère possible. Puis le Führer prend congé et s’apprête à sortir. Il est déjà à mi-chemin de la porte lorsqu’il se détourne brusquement et revient sur ses pas jusqu’à Dornberger. « De ma vie, dit-il, je ne connais que deux hommes auxquels j’estime devoir des excuses. Le premier, c’est le maréchal von Brauchitsch, je ne l’ai pas écouté lorsqu’il insistait constamment sur l’importance de vos travaux ; le second, c’est vous, je n’ai pas cru en votre réussite… »

LE PROJET « KNW » Initial  (Kraftwerk Nordwest)

Pour permettre de se repérer, le n° indiqué entre parenthèses renvoie aux coupes et aux plans du bunker placés à la suite du texte.

Les plans d’origine du projet « KNW », que l’on croyait perdus ou détruits depuis 1945, ont été retrouvés en 1983. Ils révèlent qu’en 1942 les Allemands avaient prévu d’édifier à Eperlecques un bunker bien plus grand que celui qui a été finalement achevé en janvier 1944.

Ce bunker devait mesurer 216 m de long, 92 m de large (99,50 m avec la tour de tir) et 28 m de haut ; soit l’équivalent d’un immeuble de 10 étages ! A titre de comparaison, le bunker effectivement construit et qui est toujours visible, ne mesure que 75 m de long et 40 m de large, avec une hauteur visible hors sol de 22 mètres… et pourtant ce bunker parait déjà gigantesque lorsqu’on est à ses pieds ! En d’autres termes, le projet modifié et effectivement réalisé à Eperlecques ne représente que le tiers du projet initial « KNW » imaginé par les Allemands pour la base V2.

L’Organisation Todt avait calculé que la construction du bunker « KNW » nécessiterait  de couler 120’000 m3 de béton, l’équivalent d’une base de sous-marins dotée de 7 alvéoles. Cela impliquait l’acheminement et la manutention de 360’000 tonnes de matériaux (sables, ciment, gravier, fers, bois de coffrage). Ce tonnage énorme représente l’équivalent de 700 trains de 35 wagons de 15 tonnes ou, si l’on préfère, d’un seul train composé de 24’000 wagons s’étirant sur 250 km, soit la distance qui sépare Paris de la ville de Saint-Omer. Seules les bases de U-Boot réalisées par les Allemands sur la côte atlantique ont des dimensions comparables.

Le bunker géant devait être invulnérable aux raids aériens. Les murs en béton, dont la construction a effectivement été amorcée jusqu’à 11 mètres de hauteur, devaient avoir une épaisseur de 5 mètres à la base et de 3,90 m au sommet. Les fondations ont 2 m de profondeur. Le toit était protégé par une dalle en béton armé renforcé de 5 m d’épaisseur, construite selon les nouvelles normes Sonderbaustärke 1942, résistant aux bombes les plus lourdes de l’époque. Les Allemands avaient prévu d’équiper les entrées du bunker de portes blindées anti-souffle de 216 tonnes et de 2 m d’épaisseur.

Une garnison de 250 hommes, l’Artillerie Abteilung 953, était prévue pour assurer le fonctionnement de la base. Le commandement devait être confié à l’Oberstleutnant Thom, chef du Stab B du Wa Prüf 11 de Peenemünde, chargé préalablement de superviser les travaux de construction.

Les tunnels nord

Du côté nord du bunker, les Allemands avaient décidé de construire deux voies de chemin de fer parallèles pour approvisionner la base, en créant un embranchement sur la ligne Paris-Calais. Ces voies, qui traversaient le bunker de part en part, étaient protégées par un tunnel en béton armé de 216 m de longueur, couvert par une dalle de 3,50 m d’épaisseur, destiné à permettre aux trains de ravitaillement de stationner sans risque, même en cas de bombardement intensif. La voie nord (n°1) était en principe réservée aux convois transportant les fusées, l’autre  (n°2) étant destinée aux wagons citernes chargés d’approvisionner la base en carburants liquides (oxygène liquide, alcool, réactifs pour les pompes d’injection des moteurs fusée). Les deux extrémités des tunnels étaient défendues par des bunkers incorporés à la construction (n°3) et des portes coulissantes de 216 tonnes (n°4).

La base proprement dite se présentait sous la forme d’un cube de béton de 92 m de long (99,50 m avec la tour de tir), 75 m de large et 28 m de hauteur.

La gare de déchargement

La  partie nord de l’édifice, traversée par les voies ferrées, abritait la gare de déchargement (n°5). Les fusées, acheminées par convois ferroviaires, étaient déchargées au moyen d’un palan et d’un pont roulant géant, puis hissée par des ouvertures jusqu’au premier étage du bunker où elles étaient dressées pour être entreposées verticalement sur des berceaux.

Le stockage des fusées

La zone de stockage du corps des fusées comprenait un vaste hall occupant toute la partie nord du bunker, au-dessus de la gare (n°6). La capacité de stockage prévue était de 108 fusées. Cela représentait une réserve pour 3 jours de tir, à raison d’une cadence maximale de 36 lancements par jour, soit 1 tir toutes les 40 minutes en moyenne! L’espace séparant les deux voies était occupé par des dépôts  et  des hangars protégés permettant l’accès et le déchargement des trains routiers (n°7).

Le stockage des ogives

Pour des raisons de sécurité évidentes, les têtes explosives des fusées, baptisées « ELEFANT », étaient acheminées séparément et stockées à part, dans des espaces de rangement aménagés en hauteur le long des côtés est et ouest du bunker (n°8).

Le stockage des carburants

Au centre du bunker, un local bétonné rectangulaire (n°9) était prévu pour stocker l’oxygène liquide nécessaire à la propulsion des fusées,  avec une autonomie de 3 jours. Ce local, dont la construction a été achevée, jouxte directement le tunnel de la voie ferrée sud, de façon à faciliter le transfert de l’oxygène liquide et de l’alcool acheminé par train pour approvisionner la base. De l’autre côté, il est directement adossé au hall de préparation des fusées pour permettre le remplissage des V2.

L’affectation de l’espace situé au-dessus de ce local demeure controversée. Pour certains, il aurait du servir au stockage du matériel ou à l’entreposage des cuves des autres carburants (alcool, peroxyde d’hydrogène, permanganate de sodium). Mais l’absence d’étages et de paliers de séparation semble contredire cette hypothèse, le volume perdu étant trop grand. En revanche, la représentation, sur les coupes d’origine, de grandes ouvertures verticales ménagées dans les murs communiquant avec les halls de montage et la zone de stockage indique, à notre avis, que cet espace était également prévu pour entreposer verticalement des cellules de V2 (sans leurs ogives et sans berceau). Ceci expliquerait le volume conséquent et la hauteur importante de cet espace vide.

Les halls de montage

Deux couloirs symétriques nord-sud de 21 m de hauteur, aménagés de part et d’autre du local des carburants, relient la gare de déchargement au grand hall de préparation transversal. Il s’agit des halls de montage qui permettaient de dresser les V2 afin d’installer les têtes explosives sur le corps des fusées (n°10). Une fois l’ogive fixée, les fusées étaient soulevées par des palans et transportées par  de gigantesque pont roulant jusqu’à l’entrée du hall de préparation des fusées où les V2 étaient installés verticalement sur des charriots circulant sur une voie étroite.

Le hall de préparation des fusées

Ce gigantesque hall transversal de 45 m le long et de 17,50 m de haut était destiné à la préparation des fusées pour le tir (n°11). C’est là que les techniciens effectuaient les réglages et les derniers contrôles, et que l’on procédait au remplissage des réservoirs de carburant. Ce hall était suffisamment vaste pour permettre de préparer plusieurs fusées simultanément, de façon à procéder à des tirs de série par salves. Les deux extrémités étaient fermées par des portes blindées de 1,50 m d’épaisseur qui pivotaient sur des gonds pour laisser passer les wagonnets portant les fusées, guidés par les rails au  sol.

Les couloirs de sortie des fusées

Une fois les gyroscopes lancés, les fusées prêtes au tir franchissaient l’une des portes blindées protégeant le hall de préparation et tournaient à angle droit vers le sud pour emprunter l’un des deux couloirs de sortie du bunker (n°12). Ces couloirs, ouverts sur l’extérieur, étaient prolongés au dehors par des plateformes horizontale en béton qui permettaient de rouler les fusées jusqu’aux pas de tir situés à une certaine distance de la façade sud du bunker. Deux fusées pouvaient ainsi être lancées simultanément.

Les installations de lancement

Une fois installée sur les deux pas de tir (n°13), les fusées étaient reliées au bunker par un câble pour permettre de déclencher électriquement la mise à feu. Celle-ci était commandée depuis le bunker de tir (n°14) situé au sommet de la tour adossé contre la façade sud du bunker.

L’usine d’oxygène liquide

La partie sud du bunker, comprise entre le hall de préparation des fusées et les deux couloirs de sortie, devait être occupée par l’usine de fabrication d’oxygène liquide (n°15). A l’origine, il n’était pas prévu d’intégrer une telle installation dans le projet, mais le 23 mars 1943 Dornberger et von Braun jugèrent préférable d’installer 5 groupes-compresseurs Heylandt dans le bunker pour doter la base V2 d’une certaine autonomie en oxygène liquide. Cette usine avait une capacité de production mensuelle de 1’500 tonnes, permettant le tir de 12 V2 par jour et le lancement de 220 fusées par mois, étant donné le facteur d’évaporation très important de l’oxygène. Cela ne couvrait que le tiers des besoins de la base en oxygène. Pour arriver à la capacité de tir de 36 fusées par jour, le reste de l’oxygène devait être acheminé depuis la gare de Watten au moyen de 56 wagons citernes spéciaux d’une capacité unitaire de 90 tonnes.

C’est cette partie sud du bunker (représentant 35% du volume initialement prévu) qui a été effectivement construite et achevée par les Allemands en janvier 1944 sous le nouveau code de « Mannschaftsbunker », après modification complète des plans et du projet suite au bombardement catastrophique du 27 août 1943. Le reste du bunker prévu a été abandonné en cours de construction, à différents stades et alors que les murs avaient déjà été coulés sur 11 m de hauteur par endroit (mur nord du bunker). Les  dégâts irrémédiables causés à la partie nord de la base, frappée au moment où l’on venait de couler une nouvelle tranche de béton, amenèrent les Allemands à renoncer à poursuivre les travaux. En lieu et place, ils décidèrent de transférer le site de lancement à Wizernes/Helfaut où une gigantesque base de substitution fut creusée sous le plateau crayeux pour remplacer le site abandonné d’Eperlecques. Cette base de substitution, baptisée « Ersatz KNW » ou « Bauvorhaben 21 », correspond à l’actuel site de « La Coupole ».

Hitler, qui souhaitait utiliser ses armes miracles dès que l’on aurait constitué un stock suffisant, insista pour que le bunker « KNW » soit opérationnel avant le 31 décembre 1943, date-buttoir initialement prévue pour déclencher la grande offensive combinée V1-V2 contre l’Angleterre. Le 5 mai, à la demande de l’O.K.H., la date d’achèvement fut même avancée au 1er novembre. A l’époque, les spécialistes de Peenemünde avaient en effet bon espoir de mettre au point la fusée rapidement. Le démarrage de la production était prévu pour juillet 1943 avec la livraison de 30 fusées, la fabrication devant ensuite s’accélérer rapidement pour atteindre 900 fusées en décembre…

Les plans définitifs du bunker furent approuvés le 24 février. L’Organisation Todt, chargée de superviser le chantier, confia la construction à l’entreprise Philipp Holzmann AG de Frankfurt. Les travaux débutèrent le 1er avril 1943. En réalité, une petite équipe avait déjà commencé à déboiser le site dès le 25 mars. En quelques mois, les fondations du futur bunker sortirent de terre et une mystérieuse construction émergea peu à peu de la forêt d’Eperlecques.  Mais cela est une autre histoire…

 

La base qui fut mise en activité

À propos Moret Jean-Charles

Fondateur de l'Association Pro Forteresse Co-fondateur de l'Association Fort Litroz