L’obus de rupture antibéton Röchling

Le concept révolutionnaire de l’obus Röchling remonte au début des années 1930. Initié à titre privé par les aciéries Röchling Eisen und Strahlwerke de Düsseldorf, le projet visait à développer un nouveau type d’obus de rupture anti-béton à très haut pouvoir perforant. Le programme reçut le soutien discret de l’armée allemande, très inquiète de voir la France bâtir la Ligne Maginot. La Heer désirait moderniser son artillerie de siège afin de se doter d’armes nouvelles, capables de venir à bout des fantastiques masses de béton des forts modernes et de détruire les installations souterraines…

Les origines

Dès le début de la première guerre mondiale, les Allemands avaient compris qu’en modifiant la forme des obus classiques on pouvait accroître leur portée. Le docteur Rausenberger, qui travaillait sur le fameux « Pariser Kanone » (erronément baptisé « Grosse Bertha » par les Français suite au pilonnage de la capitale française en 1918) envisageait d’allonger les tubes de celui-ci de neuf mètres et d’expérimenter des obus à culot profilé afin de réduire la traînée. Ces modifications auraient permis d’augmenter la portée à 142 km au lieu des 126 km atteints en 1918. De son côté, le Dr. Eberhard, également affecté au développement technique du « canon de Paris », proposa en 1916-1917 l’utilisation d’une munition sous calibrée équipée de sabots pour compenser la différence de diamètre entre l’obus et le tube. Cette approche novatrice ne sera finalement retenue par les Allemands que 25 ans plus tard, durant la seconde guerre mondiale…

L’obus de rupture Krupp classique

Les obus de rupture anti-béton utilisés par les Allemands dans les années 1930 étaient des projectiles pointus, munis d’une tête conique en acier très dur fabriquée à une pression d’environ 7 tonnes au centimètre carré pour rendre le métal plus résistant. Ces obus de rupture classiques contenaient assez peu d’explosif à haut rendement, placé dans le culot du projectile et allumé par une fusée. Afin d’améliorer leurs qualités aérodynamiques, la tête conique était recouverte d’une coiffe profilée en acier. C’était, en fait, un dérivé de l’obus anti-blindage dont il différait surtout par la forme du nez et par une charge explosive un peu plus puissante. Les principes et les formules qui avaient été appliqués à la réalisation de ces projectiles n’avaient toutefois guère changé depuis l’époque où, en 1912, Becker avait établi pour Krupp les plans de l’obus de 42 cm destiné à l’obusier Gamma, utilisé avec succès par les Allemands contre les forts de la ceinture de Liège durant la première guerre mondiale.

Au moment de l’impact, l’obus se plantait dans le béton et le choc déclenchait l’allumage de la charge avec un léger délai, de façon à permettre au projectile de s’enfoncer dans la masse avant d’exploser. Ces projectiles classiques creusaient généralement un énorme cratère dans la surface du béton en arrachant de gros ménisques, mais ils ne parvenaient pas à percer l’épaisseur de la masse couvrante qui pouvait atteindre jusqu’à 10 m dans les forts de dernière génération (Ligne Maginot). Les militaires n’avaient donc pas d’autre choix que de pilonner la position avec du très gros calibre, en multipliant les frappes au même endroit, de façon à grignoter progressivement le béton jusqu’à ce que, tôt ou tard, ils parviennent à créer une brèche…

La firme Krupp, poursuivant dans cette voie, avait adopté la solution d’augmenter le poids des obus de rupture à 7 tonnes, mais cela impliquait l’utilisation de canons de siège géants comme les 800 mm « DORA » et « GUSTAV » (voir la rubrique qui leur est consacrée sur ce site). Une solution plus ingénieuse et bien plus facile à mettre en œuvre fut développée par les aciéries Röchling

Concept et principe de l’obus Röchling

Estimant la méthode de Krupp inefficace et dépassée, les aciéries Röchling reprirent le problème sous un autre angle, en cherchant à concentrer le maximum de l’énergie explosive dans la pointe du projectile. D’après l’expérience acquise, la force de pénétration devait augmenter de ce fait dans la proportion de P/D3,  P  représentant le poids de l’obus et D  son diamètre. En d’autres termes, l’idéal était d’utiliser un obus étroit et très effilé mais ayant une masse très lourde, de façon à concentrer le maximum de son énergie cinétique sur une surface très petite. On obtenait ainsi un pouvoir de pénétration incroyablement plus grand qu’avec des obus conventionnels.
L’idée était de développer un projectile en forme de dard, dont la forme étroite, le faible diamètre et la forte inertie concentrerait toute l’énergie en un seul point donné.

La puissance de pénétration d’un obus est en effet proportionnelle à son poids mais varie également en fonction du cube de son diamètre. Le problème, c’est que tant que le projectile serait tiré par un canon rayé classique, son poids resterait limité car son diamètre est déterminé par le calibre du tube. Or, il est impossible d’augmenter le calibre à l’infini, car l’utilisation de canons géants pose en soi toute une série de problèmes : leur production engloutit des volumes considérables de métal qui seraient mieux utilisés ailleurs et la propulsion d’obus géant nécessite des charges d’une telle puissance qu’elle entraîne une usure accélérée des tubes. En outre ces pièces de très gros calibre manquent terriblement de mobilité.
Donc, si l’on ne peut augmenter le poids, il faut réduire son diamètre. Pour diminuer ce dernier tout en conservant le poids du projectile, il n’y a qu’un moyen possible : allonger l’obus ! Mais on butte alors sur un autre problème : une loi balistique impose que la longueur de l’obus ne peut dépasser six fois son diamètre. Au-delà de cette valeur limite, l’obus culbute sur lui-même à la sortie de l’âme, l’arrière passant cul-par-dessus l’avant (on peut facilement expérimenter cette loi physique chez soi en lançant un javelot trop long).

La firme Röchling résolut le problème en dessinant un obus très lourd et particulièrement long (plus de 6 fois son diamètre), mais stabilisé sur sa trajectoire par 4 ailettes flexibles placées à l’arrière, qui se déployaient au moment où il quittait le tube, comme une fléchette. Prévu pour un obusier standard de 210 mm, cet obus Röschling était sous-calibré et n’avait qu’un diamètre de 170 mm. La différence entre le calibre du tube et le diamètre du dard était compensée par deux sabots placés à l’avant et à l’arrière, qui enserraient la tête et emprisonnaient les ailettes. Le sabot arrière permettait d’assurer une étanchéité parfaite avec le tube, comme un piston, pour éviter que les gaz de propulsion ne s’échappent autour du projectile. Le manchon  avant servait à guider le projectile le long du tube.

Ces deux sabots se séparaient au moment où l’obus quittait le canon, permettant ainsi aux ailettes de se déployer pour stabiliser la trajectoire du dard. Au départ, l’obus tournoyait rapidement sur lui-même sous l’effet des rayures du tube, mais ce mouvement giratoire était progressivement contrôlé et ralenti par les ailettes, stabilisant ainsi le projectile sur sa trajectoire. D’où une très grande précision de tir qui en faisait une arme redoutable.

Caractéristiques de l’obus Röchling

L’obus Röchling avait une longueur de 2,59 m (soit 15,25 fois son calibre) et pesait 193 kg, de sorte qu’arrivé au but, son explosion dégageait une énergie formidable :  3200 tonnes/mètre ! Cela représente près de 70 tonnes par centimètre carré! Pour résister à cette formidable pression et accroître l’effet pénétrant, la pointe de l’obus était réalisée en carbure de tungstène, matériau particulièrement résistant aux chocs. L’efficacité de cette nouvelle arme diabolique était un réel progrès par rapport à l’obus de rupture classique utilisé en 1914 par l’obusier Krupp de 42 cm: celui-ci, bien que plus lourd et d’un calibre plus de deux fois supérieur à l’obus-dard Röchling, ne développait en effet qu’une énergie de 54,5 tonnes par centimètre carré ! Le progrès était énorme et la différence des résultats sur le béton absolument incroyable !

Bourrés d’explosif, l’obus Röschling était muni d’une fusée à retardement, de façon à n’éclater qu’à grande profondeur, après avoir traversé les couches de revêtements de protection et percé le béton armé des casemates et des galeries enterrées, pulvérisant littéralement l’infrastructure souterraine des ouvrages…

Essais secrets sur des fortifications

La mise au point définitive de l’obus Röchling intervint trop tard pour pouvoir l’utiliser contre la Ligne Maginot en mai-juin 1940. Toutefois, à titre d’essais, un certain nombre d’obus Röchling furent discrètement testés en secret par les Allemands sur les casemates NS90 et NS91 à Nachod (République Tchèque). D’autres essais furent menés sur les forts belges de Battice et d’Aubin-Neufchâteau, durant l’hiver 1941/1942. Les projectiles utilisés à Aubin-Neufchâteau étaient dépourvus d’explosifs puisqu’il s’agissait simplement de tester leur capacité de pénétration contre le béton et les masses couvrantes des fortifications modernes. Les résultats furent néanmoins époustouflants et dépassèrent toutes les attentes des spécialistes en balistique: les dards traversèrent une épaisseur de 30 mètres de terre et perforèrent la voûte des galeries souterraines protégées par 40 cm de béton armé. La plupart achevèrent leur course à l’intérieur même des installations souterraines qui en portent encore les stigmates. Un certain nombre de projectiles  traversèrent même le radier des galeries et s’enfoncèrent encore de 5 mètres dans le sol sous la surface de l’ouvrage… Les photographies incroyables présentées à la suite de ce texte, prises dans les entrailles de l’ouvrage d’Aubin-Neufchâteau, témoignent de l’incroyable puissance de pénétration de ces dards. En surface, les obus ont perforé des blocs protégés par 4 mètres de béton armé.

L’essai était plus que concluant. Les Allemands tenaient enfin leur arme miracle contre le béton et les ouvrages profondément enterrés…

Production

Deux types d’obus de rupture Röchling, prévus pour être utilisés avec des canons de  210 mm, furent produits.

Le premier était le 21cm Rö Gr 42 Be (pour béton). Ce projectile pesait 192 kg et avait une longueur de 2591 mm. Il emportait une charge explosive de 2,85 kg.

Le second était le 21cm Rö Gr 44 Be (pour béton), un obus plus léger et plus court, mais qui emportait une charge explosive beaucoup plus importante. Ce projectile pesait 113 kg pour une longueur de 1667 mm, avec une charge de 8 kg.

Deux autres types d’obus Röchling furent également testés avec des calibres supérieurs: le 34 cm Rö Gr. 42 Be et le 35 cm Rö Gr 42 Be. Ces obus expérimentaux ne furent toutefois par mis en production, contrairement aux précédents.

Une munition diabolique mais restée inutilisée

En tout, on estime qu’environ 8’000 obus Röchling prévus pour le 210 mm furent fabriqués et stockés par les Allemands ; mais très peu furent utilisés en opération si bien que cette arme extraordinaire est restée méconnue du public jusqu’à aujourd’hui. Selon certaines sources, quelques obus de ce type auraient été tirés contre la forteresse de Brest-Litovsk au début de l’offensive allemande contre la Russie, en été 1941, mais on ignore quels résultats opérationnels ils obtinrent. Des obus de rupture Röchling auraient également été employés par les Allemands durant le siège de Sébastopol en Crimée, parallèlement à l’emploi des mortiers de siège de très gros calibres.

Il semble qu’Hitler, ayant appris les performances extraordinaires dont ces projectiles étaient capables, en aurait interdit purement et simplement l’emploi sans son autorisation formelle préalable. Il craignait, en effet, qu’un projectile non éclaté ne tombât entre les mains des Alliés qui auraient pu en copier les particularités pour les retourner contre les Allemands et en faire usage contre les défenses du Mur de l’Atlantique.

Et comme les commandants d’unités sur le front répugnaient à demander une telle permission, qui impliquait une surcharge supplémentaire de courrier administratif, cette arme miracle tomba peu à peu dans l’oubli et ne fut pratiquement jamais utilisée… On ignore ce que sont devenus les 8’000 obus stockés en Allemagne. Ont-ils été détruits par les Allemands lors de la débâcle du Reich ou ont-ils été discrètement récupérés pour étude par l’un ou l’autre des Alliés ? Le mystère demeure entier…

Seuls témoignent de l’existence de cette arme diabolique les stigmates visibles dans les parties profondes du fort d’Aubin-Neufchâteau, près de Liège, et les quelques projectiles – toujours visibles – que l’on rencontre dans les entrailles du fort.

Alors si vous êtes intéressés par cet arme mystérieuse, n’hésitez pas à faire un petit détour pour visiter le fort d’Aubin-le-Château et demandez à voir ces parties. En plus, le responsable du site est notre ami Jean qui se fera un plaisir de vous les montrer et de vous commenter le fort, par ailleurs fort intéressant en lui-même…

Tous les clichés qui illustrent cet article ont été pris à environ 30 m de profondeur dans les parties souterraines du fort d’Aubin-Neufchâteau, géré par notre ami Jean-Puellyncx que nous remercions.