LES CANONS GÉANTS DE 80 cm « GUSTAV » et « DORA »

Le mythe de la Ligne Maginot, réputée imprenable et indestructible, poussa les Allemands à concevoir un canon suffisamment puissant pour percer ses formidables défenses. Le résultat final fut les monstrueux canons de siège « Gustav » et « Dora » qui constituent les pièces les plus lourdes jamais conçues sur rail et dont le calibre atteignait 80 cm (voir les photos à la suite du texte).

Leur histoire débute en 1935, lorsque le Heereswaffenamt (HWA) demanda à la firme Krupp quelles caractéristiques devait avoir un canon pour battre en brèche la Ligne Maginot, comme l’avaient fait les obusiers Krupp de 42 cm contre les fortifications de Liège en 1914.  Les experts de Krupp proposèrent des solutions balistiques pour des canons de différents calibres (70, 80 ou 100 cm).

En 1936, Hitler renouvela la question lors de sa visite aux usines Krupp et on lui soumit les mêmes propositions. Comme le Führer s’enquérait de la faisabilité d’un tel projet, on lui répondit que cela posait certes des difficultés mais que ce n’était pas impossible. Flairant une bonne affaire et connaissant le goût maladif de Hitler pour les projets titanesques et démesurés, le baron Gustav Krupp von Bohlen und Halbach fit établir aussitôt des plans techniques pour un canon de siège géant de 80 cm. Ceux-ci furent soumis au HWA en 1937 et Krupp reçut très vite commande de 3 pièces.

Les travaux débutèrent dès l’été 1937, dans la perspective de livrer le premier canon dans le courant du printemps 1940. Le défi technique était e taille.

Krupp conçut deux types de projectiles de 80 cm pour son canon géant :

  • L’obus de rupture anti-béton, pesant 7’100 kg, qui permettait de battre en brèche n’importe quelle position fortifiée jusqu’à 38 km de distance, en utilisant une charge de 2’100 kg.
  • L’obus explosif de 4’800 (kg), propulsé par une charge explosive de 2’240 kg et dont la portée atteignait 47 km.

On a de la peine à imaginer l’ampleur du défi technique que cela représentait, tant les chiffres sont énormes. Pour rendre les choses plus parlantes, cela équivalait à expédier à une quarantaine de kilomètres un obus pesant le poids d’un autobus chargé de 40 passagers, en utilisant une charge propulsive équivalente au poids d’une grosse limousine Mercedes !  Rien de moins ! Cela impliquait de concevoir un canon d’une taille colossale, à côté duquel les mortiers de 42 cm utilisés durant la première guerre mondiale feraient figures de modèles réduits… Et comme si le défi n’était pas assez compliqué, il fallait que ce canon fût mobile pour pouvoir se déplacer facilement d’un point à l’autre du front, en fonction des nécessités opératives.

Vu le poids et les dimensions gigantesques du canon, il était évidemment impossible de le déplacer d’une seule pièce, ni même en deux ou trois parties… L’affût à lui seul mesurait plus de 12 m de large, ce qui impliquait de le scinder en deux, à la fois verticalement et horizontalement, pour permettre son transport par voie ferrée. Il ne tenait pas sur une seule voie ferrée, si bien qu’on imagina finalement de l’installer sur deux trains de bogies disposés en tandem et immobilisés sur deux voies ferrées parallèles !

Les parties constitutives du « monstre » furent donc dessinées de façon que chacun d’elles puisse être démontée et transportée par chemin de fer, sans dépasser le tonnage maximal toléré par le matériel roulant et les ouvrages d’art.

Seuls les bogies supportant la plate-forme de base, étaient tractés le long des voies ferrées. Tout le reste de la plate-forme, de l’affût et de la superstructure était démonté et acheminé séparément, de même que le berceau et le tube. Des wagons plats furent spécialement construits pour ce type de transport.

Chaque canon était servi par une unité comptant 1’720 hommes, placée sous le commandement direct d’un général.

A cet incroyable caravansérail s’ajoutait, pour chaque canon :

  • les trains de munitions,
  • les trains de voyageurs transportant les servants,
  • un train transportant le magasin de pièces détachées,
  • un train équipé d’une grue géante pour le montage et le démontage de la pièce,
  • deux trains hérissés de canons de Flak pour la défense antiaérienne du « monstre »,
  • un train transportant la compagnie d’infanterie chargée de la protection de la pièce et de la sécurisation du périmètre.

Mise en batterie du canon

L’emplacement choisi pour le tir correspondait toujours à une courbe du réseau ferroviaire, de façon à permettre le pointage en avançant ou en reculant la pièce le long de la voie ferrée.

En arrivant, la première chose que faisait l’unité était d’aménager la position en installant quatre voies parallèles dans le virage : les deux voies situées le plus à l’extérieure servaient à déplacer la grue géante et étaient également utilisées pour approcher les trains de munitions et de pièces détachées.  Les voies intérieures accueillaient les 2 trains de bogies destinés à supporter le canon, qui étaient acheminés séparément et immobilisés côte à côte dans la courbe. On installait ensuite la plate-forme de base qui permettait de relier les boggies et de les solidariser. Puis on procédait au montage de l’affût, du berceau et du canon, grâce à la grue géante qui permettait de lever les divers éléments, de les mettre en place et de les assembler. Une fois l’affût monté, on installait le porte tourillond, le berceau portant les tourillons, et enfin le manchon. La partie arrière du tube était ensuite insérée dans le manchon, puis on procédait à la fixation de la partie avant qui était bloquée en position par d’énormes boulons d’acier. Chacun  des éléments du tube pesait plus de 100 tonnes. La dernière étape était l’assemblage des éléments de la culasse, puis l’installation du bloc de culasse. Le montage  de la pièce prenait du temps et il fallait compter plusieurs semaines avant que le canon soit prêt à tirer.

Une fois achevé, l’ensemble mesurait 42,97 m de long et 12 m de large, pour un poids total de 1’350 tonnes. La longueur du tube atteignait 32,48 m…

Une fabrication plus compliquée que prévu

En fait, en mai-juin 1940, les 3 canons géants commandés par Hitler étaient loin d’être achevés car la firme Krupp s’était heurtée à des difficultés techniques imprévues, dues essentiellement au gigantisme du projet. Si bien que la Ligne Maginot fut contournée par les Allemands sans l’assistance qu’aurait put fournir les trois monstres de 80 cm.

Selon certaines sources, Hitler aurait d’ailleurs eu des paroles très dures pour la direction de Krupp après l’achèvement de la campagne de France, ajoutant qu’il avait impérativement besoin de ces canons pour lancer l’assaut contre la forteresse britannique de Gibraltar s’il obtenait de Franco l’autorisation d’acheminer des troupes à travers l’Espagne. Le projet avait été baptisé « opération Félix » et aurait dû être appuyés par les Brandebourgeois et les Fallschirmjäger,  mais le Führer n’obtint jamais la permission du Caudillo.

Un premier tube fut achevé à la fin de 1940 et testé au banc de tir au début de 1941. L’affût n’ayant pas été fabriqué tant que le canon n’était pas prêt, sa fabrication requit l’essentiel de l’année 1941. Si bien que ce n’est qu’au début 1942 que le premier canon fut terminé. Baptisé « Gustav », en l’honneur du prénom du baron Krupp, il fut aussitôt acheminé vers la côte de la mer Baltique et remonté sur le polygone de Rügenwalde pour procéder aux premiers essais de tir. Hitler tint à y assister personnellement et se montra très impressionné par le gigantisme du colosse d’acier et par son énorme puissance de feu. Gustav Krupp le présenta à Hitler en déclarant qu’il s’agissait là de sa contribution personnelle à l’effort de guerre.

Un second canon géant fut achevé en 1942. Il fut baptisé « Dora », du nom de l’épouse d’Erich Müller, le dessinateur en chef de la firme Krupp. Quant au troisième, la construction des ses éléments ne faisait que débuter.

« Gustav »

Dès la fin des tirs d’essai à Rügenwalde, « Karl » fut démonté et acheminé vers le front de l’Est pour participer au siège et à l’écrasement de Sébastopol, en Crimée. Il prit position à Bakhchisary, à 16 km au nord de la place forte russe, et tira 48 projectiles sur la place assiégée. Sa réussite la plus spectaculaire fut le tir d’un obus de rupture de 7 tonnes sur un magasin à munitions de la baie de Severnaïa, qui s’enfonça profondément dans le terrain, perça la voûte de maçonnerie et provoqua l’explosion générale de la position, causant de très sévères pertes aux Soviétiques…

Après la chute de Sébastopol, « Gustav » fut démonté et ramené à l’usine Krupp d’Essen pour procéder à un ré-usinage du tube. En comptant les tirs d’essai et de réglage, ainsi que les obus tirés à Sébastopol, la pièce avait tiré plus de 300 coups et était complètement usé…

« Dora »

Dès son achèvement en 1942, « Dora » fut également dirigé sur le front de l’est et acheminé vers Stalingrad, où il devait contribuer à l’écrasement de la cité pour hâter sa chute. Il est impossible de reconstituer son parcours sur place et de déterminer dans quelle mesure il participa effectivement au siège, vu le caractère lacunaire et souvent contradictoire des documents. Il est toutefois certain qu’il n’y resta pas longtemps et que les Allemands le retirèrent assez vite, car il n’y était déjà plus lorsque les Armées soviétiques prirent au piège la VIe armée du général von Paulus, en novembre 1942. Il aurait été impossible de le démonter et de le déplacer dans un délai si court s’il avait encore été sur place lorsque l’Armée rouge lança l’attaque.

Selon certains témoignages, « Gustav » aurait ensuite été envoyé à Leningrad à la fin 1942, pour pilonner la cité et hâter sa chute. L’un des deux canons géants aurait également été employé lors du soulèvement de Varsovie, en 1944, pour écraser les insurgés. En fait, il semblerait que les témoignages en question aient confondus les deux canons géants avec les mortiers géants autopropulsés « Karl » de 60 cm, à qui il faut probablement attribuer ces deux actions.

En 1943, « Gustav » et « Dora » furent à nouveau expédiés sur le polygone de Rügenwalde, pour procéder à des tirs de réglage et d’exercice.

Puis ils disparurent définitivement et on perd totalement leur trace jusqu’en mai 1945, lorsque la 3e Armée U.S. découvrit des parties de « Gustav » en Bavière. Des éléments de « Dora » furent mis au jour par la suite près de Leipzig, et des parties du troisième canon géant, qui ne fut jamais achevé, furent saisis dans l’usine Krupp d’Essen et sur le terrain d’expérimentation de Meppen, appartenant également à la firme Krupp. Ces fragments épars étaient incomplets et très insuffisants pour reconstituer un canon. On ignore ce que les parties manquantes sont devenues…

Le mystère qui entoure la fin de ces canons géants demeure toujours d’actualité, et il est probable que ce voile ne sera jamais totalement levé. Du point de vue technique, ces « monstres » furent une véritable prouesse industrielle. En revanche, leur valeur en tant qu’armes est très discutable car ils furent une perte de temps, d’argent et de moyens qui auraient sans doute été plus profitables ailleurs. Chaque canon coûta la bagatelle de 7 millions de Reichsmark ! Avec cette somme, on aurait pu construire 56 chars Tiger I qui auraient sans doute causé beaucoup plus de pertes et de soucis aux Alliés…

Données techniques :

Type                     canon lourd géant

Catégorie             artillerie de siège

Calibre                  80 cm

Constructeur       Krupp (Essen)

Conception          1937

Fabrication           1941-42

Mise en service   1942

Poids total            1’350 tonnes

Longueur totale   42,97 m

Largeur totale      12,00 m

Longueur tube     32,48 m

Portée                   38 km avec l’obus de rupture / 47 km avec l’obus explosif

Munitions             – un obus de rupture anti-béton de 7’100 kg.

– un obus explosif de  4’800 kg.

Charge                  2’100 kg pour l’obus de rupture / 2’240 kg pour l’obus explosif.

Nombre                3 unités, dont deux achevées (« Gustav » et « Dora »).

 

À propos Moret Jean-Charles

Fondateur de l'Association Pro Forteresse Co-fondateur de l'Association Fort Litroz