A8315 Fort d’artillerie d’Airolo – Tessin – Suisse

Le fort d’Airolo

La clef de l’Europe :

Fort Airolo est situé au pied de la rampe sud du col du Saint-Gothard. Ce massif, situé au cœur des Alpes suisses et du continent, constitue le château d’eau et la clef de l’Europe. Le Rhône et le Rhin y prennent leur source, de même que l’Inn qui se jette dans le Danube et le Ticino, l’un des principaux affluents du Pô. De là, on peut facilement déborder vers le nord ou le sud des Alpes, déborder vers la haute vallée du Rhône (Valais) pour gagner la France ou descendre la haute vallée du Rhin en direction de l’Autriche. Ce rôle de carrefour, à la croisée des chemins, en font une place hautement stratégique, que la Suisse se devait de contrôler et de verrouiller solidement face aux enjeux des puissances européennes. Durant la seconde guerre mondiale et la guerre froide, son importance s’est encore accrue avec la mise en place de la stratégie du Réduit national, dont le Gothard constituait le pivot central.

Défendre le Gothard, c’était non seulement tenir le bastion central du réduit défensif suisse et contrôler la clef du pays tout entier, mais aussi barrer l’un des principales transversales alpines reliant l’Europe du nord à la Méditerranée.

Situation et contexte géostratégique :

 Le Fort d’Airolo est implanté au pied de la rampe méridionale du col du Saint-Gothard (carrossable) et à proximité directe du portail sud du tunnel ferroviaire du Gothard. Le percement de ce tunnel (1872-1882) et l’inauguration de la ligne de chemin de fer du Gothard (1882), ont profondément bouleversé la situation géo-politique et géo-stratégique de la Suisse et du continent, en permettant une liaison transalpine directe et rapide entre l’Italie du Nord (Lombardie) d’une part, le sud de l’Allemagne (Bade-Würtemberg) et l’Alsace d’autre part. A partir de 1882, Milan n’est plus qu’à quelques heures de Zürich, Bâle, Strasbourg ou Düsseldorf et ceci durant toute l’année. La barrière des Alpes, jusqu’alors infranchissable en hiver, devient perméable et perd son caractère d’obstacle protecteur. Cette nouvelle transversale ferroviaire, qui traverse le cœur de la Suisse, prend dès sa construction une importance toute particulière. Elle offre, en effet, la possibilité de déplacer rapidement des troupes d’un côté à l’autre des Alpes, entre l’Allemagne et l’Italie ou vice-versa. La crainte de la Suisse de voir un futur belligérant utiliser ce couloir est renforcée par la signature de la triple alliance (Triplice) entre l’Allemagne, l’Italie et l’empire austro-hongrois, qui est entérinée la même année que le percement du tunnel !

Contexte historique :

  • Achèvement de la construction des fortifications de Bellinzona, premiers ouvrages conçus pour renforcer le flanc sud de la Suisse et stopper un envahisseur venant du sud.
  • En Grande-Bretagne, construction par le captain Cowper Coles de la première tourelle cuirassée qui est placée sur une batterie type Monitor sur la Tamise.
  • présentation du projet de la première tourelle Schummann, installée en 1867 à la citadelle de Mainz (Mayence).
  • début de la construction du tunnel ferroviaire du Gothard.
  • percement du tunnel et inauguration de la ligne ferroviaire du Gothard. Signature d’une triple alliance (Triplice) entre l’Allemagne, l’Italie et l’empire austro-hongrois.
  • Une commission ad hoc propose de concentrer les défenses sur le cœur du massif du Gothard, en mettant l’accent sur trois points: 1) le col du Saint-Gothard proprement dit; 2) la région d’Airolo et l’entrée sud de la galerie ferroviaire sur le versant sud; 3) les gorges de Schöllenen sur le versant nord (goulet de la “Bouche d’Uri” ).
  • Le capitaine du génie G. Marmier, du 2e bureau de l’Armée française, révèle que le canton suisse du Tessin figure parmi les premiers objectifs de l’Italie en cas de conflit, vu l’importance stratégique de l’axe ferroviaire du Gothard. Cette annonce provoque un scandale et alarme les autorités suisses sur la nécessité de fortifier l’axe du Saint-Gothard.
  • Depuis la signature de la Triplice et vu la faiblesse des fortifications frontières helvétiques existant dans les Alpes, une intervention italienne à travers les Alpes suisses, avec l’aide logistique de l’Allemagne, est possible. Cette éventualité fait peser une lourde menace sur le flanc sud de la Suisse en cas de guerre entre la France et l’Allemagne. Les Italiens pourraient, en effet, être tentés de violer la neutralité suisse pour appuyer leur allié allemand en cas d’offensive dans l’est de la France (depuis la victoire de 1870, l’Alsace et la Lorraine font alors partie intégrante du Reich allemand).
  • L”Etat major italien commence à établir des plans en vue d’une éventuelle action offensive à travers les Alpes suisses, à partir d’une ligne opérative située dans la plaine du Pô (ligne de base Bergame – Milan – Verceil – Turin). Certains de ces plans prévoient une offensive en direction de la partie centrale du Tessin (région Locarno – Bellinzona) pour contrôler le point de convergence des voies de communications en direction de l’axe suisse du Gothard. Le Conseil fédéral prend conscience de l’urgence de défendre le portail sud du tunnel et de fortifier le massif alpin.

Mission

La création du Fort Airolo vise essentiellement deux buts principaux:

  • protéger et verrouiller l’entrée sud de la galerie ferroviaire du Gothard, située à proximité directe de l’ouvrage.
  • servir de point d’appui de feu en cas d’offensive italienne par l’axe du Gothard, de façon à défendre l’accès au massif qui constitue la clef de voûte de la défense nationale helvétique.

Construction

La construction du Fort Airolo s’étale sur 8 ans, de 1892 à 1894. Elle est la conséquence directe de la menace représentée par la Triplice et par la crise franco-allemande de l’hiver 1886-1887 (affaire Schnoebele).

  • Début des travaux de fortifications du massif du Gothard.
  • Début de la construction du Fort d’Airolo. Environ 800 ouvriers, en  majorité italiens et autrichiens, travaillent sur le chantier.
  • Achèvement du gros œuvre du Fort Airolo et percement de la galerie de liaison avec le portail sud du tunnel ferroviaire.
  • Le fort est relié avec le versant nord du Gothard par un câble téléphonique qui passe à travers la galerie de liaison et le tunnel ferroviaire. Il peut désormais communiquer directement avec la garnison d’Andermatt et le fort de Bühl qui gardent les débouchés nord du col et du tunnel.
  • Installation de tourelles d’observations dans les forts d’Airolo, Bühl (gorges de Schöllenen) et Bäzberg (au-dessus d’Andermatt).
  • Installation de mortiers à sphère 12 cm au Fort d’Airolo pour renforcer la défense du portail sud du tunnel.

Au total, le coût global de la construction du Fort Airolo s’élève à un peu moins de 3,5 millions de francs suisses de l’époque.

Adaptation techniques

A peine les travaux de construction ont-il débutés à Airolo que l’invention de la mélinite et la crise de l’obus torpille obligent les concepteurs à modifier et renforcer la superstructure de l’ouvrage. Pour pallier aux déficits du ciment (le béton armé n’existe pas encore!) et prévenir les effets destructeurs de ce nouveau type de munitions, le dessus du fort est entièrement revêtu d’énormes blocs de granit (1,2 m de côtés) jointoyés au millimètre et disposés en forme de carapace pour en renforcer la solidité. Les blocs de granite utilisés sont débités dans la carrière de Lavorgo, puis acheminés par voie ferroviaire jusqu’à la gare d’Airolo. De là, ils sont hâlés jusqu’au chantier sur des wagonnets circulant sur des voies étroites et tirés par des bœufs.

Il convient de souligner que les constructeurs recourent aux meilleures techniques connues de l’époque:

  1. renforcement de la superstructure par une carapace de blocs de granit.
  2. mise en place de cuirassements fixes et mobiles en acier.
  3. installation de l’armement le plus moderne que l’industrie de l’époque peut fournir.

Le fort

L’ouvrage, qui est établi sur un point de rupture de pente et en bordure d’un petit plateau, jouit d’une excellente position dominante qui lui permet de battre à la fois le fond de la vallée de la Léventine et le Val Bedretto. Il contrôle directement le village d’Airolo, l’entrée sud de la galerie ferroviaire et l’important carrefour routier situé au pied de la rampe sud du col du Saint-Gothard.

Le fort a la forme d’un quadrilatère irrégulier, mais il est invisible du fond de la vallée car il est semi-enterré. Il est ceinturé par un profond fossé qui en interdit l’approche et facilite la défense rapprochée, grâce à 3 caponnières. Seule la superstructure, revêtue d’une épaisse carapace de blocs de granite qui lui donne un éclat immaculé, émerge du terrain environnant. Intérieurement, l’ouvrage s’articule sur 3 niveaux et comporte de nombreuses salles voûtées à l’épreuve. Les ouvertures sont rares. L’unique façade éclairée par des fenêtres occupe le côté nord, à l’abri des coups de l’ennemi. Sur les trois autres côtés, le fort ne présente que les formes arrondies de sa carapace et les seules ouvertures existantes sont les embrasures de tir des pièces.

L’entrée,  établie au niveau du fond du fossé pour la protéger des tirs de contrebatterie, s’ouvre au pied de la façade nord, dans la direction opposée à celle de l’ennemi. On y accède par une longue rampe courbe dont la saignée s’enfonce progressivement dans le terrain. L’ouvrage pouvait abriter 6 officiers et 183 hommes de troupes (sous-officiers et soldats). De 1889 à la fin des années 1970, il a abrité l’école de recrue de l’artillerie, aujourd’hui transférée dans de nouveaux locaux modernes situés à proximité.

L’armement

La défense rapprochée du niveau 1

La défense rapprochée était assurée directement depuis le niveau le plus bas du fort,  celui de l’entrée et du fossé, correspondant au rez-de-chaussée de l’ouvrage. Le fossé ceinturant le fort était battu par 3 caponnières d’angles armées initialement avec 12 canons de bronze de calibre 8,4 cm Ord. 1871. Chaque caponnière possédait 4 pièces de ce modèle qui pouvaient tirer soit des obus, soit des boites à mitrailles. Ce dernier type de munition permettait, par effet de ricochet sur les parois maçonnées de l’escarpe et de la contrescarpe, d’atteindre des assaillants situés hors de l’axe de tir ou dans les angles morts et de décimer ainsi les fantassins qui auraient réussi à prendre pied au fond du fossé (malgré la hauteur de la contrescarpe!).

Les batteries sous casemate cuirassées du niveau 2

Le premier étage du fort abritait 5 canons en acier de 8,4 cm Ord. 1879 installés sous casemates cuirassées et répartis en 2 batteries.

La batterie Est, composée de 3 pièces, battait la vallée de la Léventine avec des feux principaux sur la position de barrage de Stalvedro.

La batterie Ouest couvrait le Val Bedretto, situé dans la direction opposée, de façon à repousser une éventuelle attaque italienne par le col du San Giacomo (tentative de rocade italienne par le Val Formazza).

Les canons et les affûts, de fabrication Krupp, étaient protégés par un cuirassement de 20 cm d’acier provenant des aciéries Vitcovitz, doublé extérieurement par une épaisseur de 120 cm de granit. Ces pièces avaient une portée d’environ 5 km. Le projectile pesait 6,7 kg.

Les tourelles cuirassées à éclipse

La puissance de feu de l’ouvrage était renforcée par 4 tourelles cuirassées à éclipse, abritant chacune un canon blindé à tir rapide Gruson de 5,3 cm modèle 1887. La mise en batterie des tourelles était assurée par un système de contrepoids.

Leur cadence de feu théorique était de 40 coups/minute avec une vitesse initiale de 462 m/seconde, mais, dans la réalité, elle était plus proche de 20 coups/minutes d’après certains témoignages. Ces canons pouvaient tiraient plusieurs types de projectiles: obus Schrapnell 1889 et 1892; boites à mitraille modèles 1889 et 1904; obus à anneaux 1889; obus d’acier 1918/1923. Le poids du projectile variait entre 1,72 et 1,88 kg selon le type de munition utilisée. La portée était d’environ 3000 m, avec une distance d’efficacité de 2000 mètres. Chaque tourelle comprenait un chef de pièce et 6 servants.

L’armement principal

L’armement principal du Fort Airolo consistait en une coupole blindée Gruson (système Schumann), qui surmontait la superstructure de l’ouvrage. Cette coupole cuirassée possédait 2 canons jumelés de calibre 12 cm modèle 1882, fabriqués par les aciéries de Magdeburg et équipés de freins hydrauliques. La portée de ces pièces était de 8 à 10 km, soit une distance exceptionnelle pour l’époque si l’on considère que le projectile pesait 16,5 kg! Le poids de la coupole était de 15 tonnes.

Les 2 canons Gruson devaient tirer alternativement à cause du choc trop important engendré par le recul. A l’usage, les phases de feu mettaient les poumons de l’équipage à rude épreuve car les servants devaient, à l’origine, souffler dans les tubes après chaque départ du coup. Très vite, on pallia cet inconvénient en installant un dispositif à air comprimé pour chasser les gaz nocifs.

Ces deux splendides canons ont été malheureusement démontés et ferraillés dans le courant des années 1960 et la munition retirée complètement entre 1956 et 1958. Il subsiste toutefois la coupole et une réplique en bois des deux pièces a été installée à l’intérieur de celle-ci.

Les armes à tir courbe

L’armement de l’ouvrage était complété, dès l’origine, par une position cuirassée armées de 2 mortiers à sphère de 12 cm Ord. 1888 de fabrication Gruson, installée en arrière et au-dessus de la coupole centrale. Ces pièces à tir courbe avaient une portée comprise entre 400 et 3000 m et permettaient d’atteindre les nombreux angles morts non battus par les canons, nécessité absolument vitale dans un terrain aussi accidenté.

Ces mortiers furent remplacés, entre 1901 et 1906, par un unique obusier de 12 cm modèle 1891 (système Schumann) crachant des obus de 18 kg avec une vitesse initiale de 287 m/sec. La munition tirée comprenait des obus de fonte et d’acier de type Schrapnell. La portée de cet obusier était comprise entre 5500 et 5900 m (selon les sources consultées) et fut augmentée jusqu’à 7000 mètres à partir de 1937. La cadence de tir variait entre 3 et 15 coups à la minute.

Le Fort aujourd’hui

Après avoir été déclassé comme élément actif dans le courant des années 1950, le fort d’Airolo a continué à abriter l’école d’artillerie de forteresse jusque dans les années 1970. Ceci explique son excellent état de conservation et les transformations modernes qui ont été apporté à son casernement intérieur. Depuis la construction d’une nouvelle caserne à proximité,  le fort est aujourd’hui transformé en musée de la fortification et ouvert à la visite certains jours d’été. Ses locaux abritent une très riche collection de matériels suisses comprenant aussi bien des armes d’infanterie que des pièces d’artillerie liées à l’histoire du fort et des troupes de montagne helvétiques durant le 19e et 20e siècle. Par le caractère unique de son architecture et par la richesse de ses collections, il constitue une étape incontournable pour les passionnés de fortifications. Le Fort de Litroz vous encourage vivement à lui rendre visite car vous ne serez pas déçus…

À propos Moret Jean-Charles

Fondateur de l'Association Pro Forteresse Co-fondateur de l'Association Fort Litroz