Le col du Grand-Saint-Bernard dans l’histoire

Le col du Grand-Saint-Bernard est l’un des plus hauts (2473 m) et des plus beaux passages carrossables des Alpes. C’est aussi le plus mythique et le plus connu à travers le monde. Cette réputation légendaire, il la doit non seulement à ses célèbres chiens au tonnelet et à son vénérable hospice – le plus ancien au monde – mais aussi à ses multiples dangers, à ses paysages grandioses et à la multitude de figures célèbres qui l’ont emprunté au fil de l’histoire, forgeant ainsi sa légende. D’Hannibal à César, de Charlemagne à Napoléon, de Lamartine à Victor Hugo, tous où presque y sont passés… Contrairement à d’autres cols réputés comme le Saint-Gothard ou le Simplon, le Grand-Saint-Bernard a une histoire plurimillénaire qui se perd dans la nuit des temps…

Le col est sans doute fréquenté dès l’époque néolithique et l’âge du Bronze, comme l’atteste la parenté évidente de certaines stèles anthropomorphes et de certaines gravures rupestres découvertes en Valais et en vallée d’Aoste, qui trahissent une certaine affinité entre les peuplades habitants sur les deux versants du col. A l’âge du Fer, le passage a probablement été emprunté par les Celtes et les Gaulois qui sont allés s’établir en Italie du nord, à l’issue d’une vaste campagne militaire qui a semé un vent de panique à travers toute la péninsule italienne et qui les a amené à prendre Rome elle-même en 486 av. J.-C. (siège et pillage de Rome par Brennos).

Au 3ème siècle av. J.-C., au cours de la deuxième guerre punique qui vit s’affronter Rome et Carthage pour le contrôle du bassin méditerranéen, le général carthaginois Hannibal l’aurait franchi à la tête de son armée et de ses éléphants de guerre pour surprendre et défaire les légions romaines dans la plaine du Pô. Non sans des pertes conséquentes puisque la plupart des pachydermes auraient laissé leur vie dans la traversée, soit par glissade sur la neige, soit par inadaptation au froid, soit par chute dans le précipice. Un exploit audacieux qui frappa de stupeur tous les peuples de l’Antiquité et qui ne sera réitéré que par Napoléon deux millénaire plus tard… Si l’endroit où Hannibal a réellement franchi les Alpes est controversé, l’expédition n’a rien d’irréalisable, comme le démontra en 1929 le milliardaire Hally Burton qui franchit le col juché sur un éléphant. La topographie de la région du Grand-Saint-Bernard présente deux toponymes qui rappellent l’exploit du grand général carthaginois : le Col d’Hannibal (3025 m), quelques kilomètres à l’est du col du Grand-Saint-Bernard, et le Mur d’Hannibal, étrange construction linéaire de pierres sèches perdues à 2600 m d’altitude sur les alpages qui dominent le village de Liddes…

Au début de la Guerre des Gaule, à l’automne 57 av. J.-C., César lui-même tenta d’arracher le contrôle du passage aux peuples celtiques indigènes en y dépêchant une petite armée. Le but était de raccourcir ses lignes de communication avec ses légions isolées en Gaule, qui devaient affronter la résistance opiniâtre des Gaulois. L’opération tourna court et se solda par un échec cuisant, les Romains ayant failli être anéantis lors de la bataille d’Octodure (Martigny) qui les opposa à la résistance farouche des Véragres et des Sédunes, peuples celtiques établi au coude du Rhône et dans la région de Sion. Les légionnaires durent se retirer et se replier en direction de Genève pour hiverner. Le col ne passa finalement sous contrôle romain qu’en 16 av. J.-C., dans le cadre de la campagne des Alpes conduite par les généraux Drusus et Germanicus, qui se solda par la soumission de tous les peuples de l’arc alpin. Si les Celtes l’appelaient Mons Poeninus, du nom d’un dieu topique des sommets (celtique penn = pointe, extrémité), les Romains le connaissaient sous la désignation de Mons Jovis, “le passage de Jupiter”, qui donna au Moyen Age l’appellation Mont-Joux.

Dès le début de l’époque romaine, le col prit une importance inconnue jusqu’alors, tant pour le trafic des personnes et des marchandises que pour le maintien des liaisons avec les légions stationnées sur le Limes du Rhin, aux frontières brumeuses de la Germanie barbare. En 43 apr. J.C., l’empereur Claude l’aménagea et le rendit carrossable pour assurer ses lignes de communication avec les légions lancées à la conquête de l’île de Grande-Bretagne. Il en reste de nombreuses traces sur le terrain où le tracé de l’antique voie romaine taillée dans le roc est toujours visible. A partir de cette date, l’axe du Grand-Saint-Bernard joua un rôle vital pour l’Empire en tant qu’artère reliant le nord et le sud des Alpes. Ce rôle, il le conservera jusqu’à nos jours.

En 69 apr. J.-C., le général Caecina franchit le passage enneigé au mois d’avril à la tête de plusieurs légions de Germanie (plusieurs milliers d’homme) pour fondre sur Rome et soutenir la candidature à l’Empire du général en chef Vitellius. L’exploit est de taille quand on sait l’énorme épaisseur de neige qui couvre habituellement les versants du col à cette date précoce de l’année… En 574, une armée de Lombards, peuple germanique établi dans le Nord de l’Italie, franchit le col pour tenter d’envahir la partie orientale du royaume Francs. Ils sont défait par ceux-ci dans une bataille près de Bex, aux portes du défilé de Saint-Maurice.

En 800, c’est au tour de Charlemagne de passer le Grand-Saint-Bernard pour aller se faire sacrer empereur à Rome et inaugurer ainsi la naissance du Saint-Royaume-Romain-Germanique. La voie du Grand-Saint-Bernard constitue alors l’une des principale voies de communication de l’Europe carolingienne et porte le nom de Via Francigena, ” la route des Francs “. Elle est fréquentée non seulement par les voyageurs, les armées et les marchands, mais aussi par les pèlerins qui sont de plus en plus nombreux à se rendre en pèlerinage à Rome… Lors de son passage, Charlemagne ne manqua pas de faire halte à l’abbaye royale de Saint-Maurice. Cette abbaye, l’une des plus anciennes du monde chrétien, fut fondée en 515 par le prince Sigismund, roi des Burgondes, un peuple germanique venu de Scandinavie et qui fonda dès 443 un puissant royaume autour du Léman. A l’origine de cette abbaye, il y a les tombeaux de Saint-Maurice et des martyrs de la Légion thébaïne, décimés près de Saint-Maurice vers 285 sur ordre de l’empereur romain Maximien.

A partir de 921, les Sarrasins remontés de Provence contrôlent la plupart des passages des Alpes occidentales, dont le Grand-Saint-Bernard. Retranchés dans leurs repaires alpins et sur les cluses, ils sèment la mort, le feu et la panique parmi les populations locales, n’hésitant pas à s’en prendre aux voyageurs et aux pèlerins. En 940, ils mettent à sac et incendie l’abbaye de Saint-Maurice qui est réduite en cendres. En 972, ils capturent au pont d’Orsières le vénérable Saint-Mayeul, abbé de l’ordre de Cluny, provoquant l’ire de toute la chrétienté. Ils ne seront finalement chassés du col qu’au début du 11ème siècle par Saint-Bernard de Menthon qui fit édifier sur le passage un hospice destinés à soulager les malheureux voyageurs harassés par les dangers de la montagne. Ce premier hospice se trouvait à Bourg-Saint-Pierre, au pied nord du passage. Il fut rapidement transféré sur le col même et forme le noyau primitif du bâtiment actuel.

On ne compte plus les personnages et les armées qui franchirent le col durant le Moyen Age, parmi lesquels de nombreux rois et empereurs francs ainsi que les empereurs du Saint-Empire-Romain-Germanique.

L’exploit de loin le plus légendaire – qui fit beaucoup pour l’aura du col – intervint toutefois beaucoup plus tard, à la charnière du 17e et du 18e siècle. En mai 1800, prenant ses adversaires au dépourvu, le général Bonaparte décide de faire franchir le Grand-Saint-Bernard à ses armées de façon à surprendre les Autrichiens dans la plaine du Pô et à les écraser près de Marengo. Le col est alors recouvert de plusieurs pieds de neige mouillée et considéré comme impraticable. Mais cela n’arrête pas le jeune général révolutionnaire. L’infanterie doit fouler la neige, quitte à peiner et à suer sang et eau dans l’ascension. Mais si la chose est envisageable pour l’infanterie, l’artillerie ne passe pas ! Bonaparte ordonne donc de démonter les pièces. Les affûts sont traînés sur la neige, les roues des canons fixées sur les bâts des mulets ou sur les flancs des chevaux qui enfoncent parfois jusqu’au poitrail. Napoléon réquisitionne toutes les bêtes de trait et de somme du Bas-Valais qu’il peut trouver. Quant aux bouches à feu, il ordonne d’écorcer et d’évider des troncs d’arbre et d’y placer les tubes pour les hâler à la main sur la neige jusqu’au sommet du col… Un exploit extraordinaire, immortalisé par de nombreuses gravures… Durant le 20e siècle, le col ne fera l’objet d’une attention soutenue que durant la seconde guerre mondiale. Le col est alors sévèrement gardé et le secteur constamment patrouillée par des détachements des troupes de couverture frontière, de façon à prévenir toute invasion des troupes italiennes.

Dès la fin des années 1930, on prend conscience qu’il est vital de fortifier la région pour verrouiller l’axe face à l’Italie menaçante de Mussolini. Les premiers travaux débuteront en 1939 et se poursuivront durant toute la guerre et même plus tard. Le dispositif fortifié ainsi établi fut maintenu, modernisé et complété jusque dans les années 1990, du fait de la menace d’une invasion soviétique générée par la Guerre Froide. Les derniers ouvrages fortifiés ont été achevés dans les années 1990, au moment même où la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique mettaient un terme à cinquante ans d’angoisse en Europe…

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