LA TOURELLE DE FORTERESSE DE 10,5 cm 1939 L52

HISTORIQUE

Introduite dans la forteresse suisse comme pièce à longue portée durant la seconde guerre mondiale, la tourelle de forteresse de 10,5 cm 1939 L52 remplaça les anciennes tourelles cuirassées de 12 cm, jugées désuètes et dépassées.

Au total, 22 tourelles de ce type furent installées dans les forteresses de Saint-Maurice (à l’ouest), du Gothard (au centre) et de Sargans (à l’est) pour augmenter la portée de l’artillerie de forteresse et renforcer ainsi la puissance de feu des 3 môles défensifs contrôlant les transversales alpines traversant le pays.

Installées sur des hauteurs permettant une rotation de 360°, ces tourelles cuirassées présentaient l’avantage de permettre un pointage tous azimuts, contrairement aux  pièces de même calibre installées en casemates, dont la direction était par définition limitée à un seul secteur de feu. Le corollaire était une augmentation considérable de la zone de feu potentiellement battue par les ouvrages qui pouvaient ainsi couvrir une immense zone alentour et intervenir simultanément dans plusieurs directions opposées ou sur plusieurs axes de pénétration, en fonction des besoins tactiques et des nécessités opérationnelles du moment.

Ces tourelles demeurèrent en service durant près de 60 ans et furent maintenue en activité durant toute la Guerre Froide pour « sécuriser » les transversales alpines suisses en cas d’agression des Forces du Pacte de Varsovie ou de l’OTAN (neutralité oblige !). Elles ne furent définitivement abandonnées qu’après la chute du Mur de Berlin et l’écroulement du bloc soviétique, au profit du nouveau système de forteresse « BISON » armé du canon de forteresse de 15,5 cm 1993 L52.

Des débuts difficiles

Après avoir comparé différentes offres concurrentes soumises par les sociétés Krupp (D), Schneider (F) et Bofors (S), le choix de la commission fédérale se porta dès 1938 sur la tourelle modèle Schneider (Le Creusot, France) qui présentait une silhouette arrondie et bombée, offrant peu de prise aux projectiles. Des commandes furent passées juste avant-guerre auprès des usines Columetta (Luxembourg) et Cockerill (Seraing, Belgique) pour la fabrication et la livraison d’un certain nombre de coupoles et de tourelles. Mais l’invasion du Benelux et de la France par les Allemands en mai 1940 mit un terme à ces livraisons dès le début du programme, obligeant la K+W Thun et la fabrique fédérale d’armes (KTA) à trouver d’autres solutions. Finalement, la fabrication, le montage et l’installation des tourelles furent l’œuvre conjointe de trois fleurons de l’industrie lourde helvétique, à savoir les sociétés von Roll (Bern-Gerlafingen), Georg Fischer (Schaffhouse) et MFO Oerlikon (Zürich), en étroite collaboration avec la K+W Thun et la fabrique d’armes fédérales (KTA, Bern).

Armement

Après mures réflexions, la commission fédérale décida d’abandonner l’ancien calibre de forteresse de 12 cm au profit du 10,5 cm. Ce choix fut dicté avant tout par le souci d’uniformiser les calibres et les munitions pour des raisons logistiques, notre artillerie de campagne étant déjà équipées du canon mobile de 10,5 cm 1935 L42 Bofors, fabriqué en Suisse sous licence.

Par rapport à ce dernier, le tube prévu pour les tourelles de forteresse fut rallongé d’environ 25% (soit 10 calibres) par la K+W Thun, de façon à améliorer ses performances balistiques. Cette modification fut un vrai succès : l’augmentation de la longueur du tube (5500 mm) et la forte vitesse initiale du projectile (plus de 900 m/ sec avec charge 6) permirent de mieux stabiliser la trajectoire du projectile et d’atteindre ainsi une plus grande précision de tir, tout en conférant à la tourelle une portée considérable…

Répartition géographique

Au total, 22 tourelles de ce type furent installées dans les Alpes suisse entre 1939 et 1943 réparties entre les trois forteresses de Saint-Maurice (2), du Gothard (10) et de Sargans (10 unités) pour renforcer la défense du réduit national et barrer les transversales alpines nord-sud.

Deux furent installées à Saint-Maurice pour barrer l’axe du Grand-Saint-Bernard et le débouché de la haute vallée du Rhône (Valais), porte d’entrée occidentale du Réduit ; 10 autres prirent place dans le massif du Gothard, au coeur même du Réduit, pour verrouiller l’axe nord-sud du même nom et empêcher tout débordement depuis le Valais ou les Grisons,  respectivement par les cols la Furka (ouvrage de Fuchsegg) et de l’Oberalp (ouvrage de Gütsch). Les 10 dernières furent construites dans la région de Sargans,  pour barrer la haute vallée du Rhin (Grisons) et verrouiller l’entrée orientale du réduit national.

Voici leur répartition géographique exacte, avec les 8 ouvrages d’artillerie concernés, le numéro des tourelles et la date du premier tir de réglage après installation des tourelles dans l’ouvrage:

Tourelle n° Forteresse Ouvrage d’artillerie 1er tir de réglage
1 Gothard San Carlo 17-18.10.1939
2 Gothard San Carlo 14.11.1939
3 Gothard Foppa Grande 12.12.1939
4, 5 Saint-Maurice Dailly – Les Planaux 12.03.1940
7, 8 Sargans Furkels 02.07.1940
9, 10, 11 Sargans Magletsch 04.09.1940
12? 15? Sargans Kastels 05.11.1940
6 Sargans Kastels 10.01.1941
13, 14 Sargans Furkels 15.07.1941
17, 18, 19 Gothard Gütsch 27.10.1942
16, 21 Gothard Fuchsegg 18.09.1943
20, 22 Gothard Fuchsegg 11.10.1943

L’installation de ces nouvelles tourelles s’est faite en 4 étapes successives, correspondant chacune à  un degré d’urgence de la menace. En 1939, les trois premières tourelles terminées furent installées sur le col même du Saint-Gothard (San Carlo) et au-dessus du portail sud du tunnel ferroviaire (Foppa Grande) pour parer au plus pressé et sécuriser le principal axe routier et ferroviaire reliant l’Italie du Nord au sud de l’Allemagne. La seconde étape (1940) a consisté à installer les deux suivantes sur le plateau de Dailly, au-dessus du verrou de Saint-Maurice, pour verrouiller l’axe transalpin du Grand-Saint-Bernard et le débouché de la haute vallée du Rhône, en Valais. La haute vallée du Rhin et l’accès vers les Grisons n’a été sécurisé qu’en troisième lieu, grâce à l’installation entre 1940 et 1941 de 10 tourelles à la hauteur de Sargans, réparties en 3 ouvrages (Furkels, Magletsch, Kastels). Enfin, une quatrième étape a consisté, de 1942 et 1943, à compléter les défenses de la forteresse du Gothard, en installant 4 tourelles sur le col de la Furka et 3 sur le col de l’Oberalp (Gütsch) pour verrouiller les accès est et ouest permettant de déborder dans la cuvette d’Andermatt depuis le Valais ou les Grisons.

DESCRIPTIF TECHNIQUE

La tourelle

Protégée par un blindage de 30 à 35 cm en acier-nickel-vanadium, la tourelle atteint un poids total de 60 tonnes. La   calotte pèse à elle seule 15 900 kg, la partie inférieure 15 000 kg et le canon 1 900 kg avec l’affût. Extérieurement, les tourelles sont équipées dès l’origine d’une armature tubulaire fixée sur la calotte et solidaire de celle-ci, qui supporte un camouflage métallique peint en trompe-l’œil faux rocher), de façon à mieux les dissimuler dans le paysage.

A l’exception de Foppa Grande qui n’en a qu’une pour défendre l’entrée sud du tunnel ferroviaire du Gothard, les ouvrages comportent de deux à quatre tourelles, réparties sur un vaste périmètre pour ne pas offrir une cible trop facile. Ces tourelles, seules parties émergentes du sol, sont reliées au cœur de l’ouvrage souterrain par des puits inclinés équipés d’un escalier et d’un ascenseur à munitions, appelé communément « Paster Noster » dans le jargon de la troupe (en raison du va et vient continu de la noria). Les seules parties motorisées et électrifiées sont le « Pater Noster » et la ventilation de la protection collective.  Les parties vitales, qui forment le cœur souterrain de l’ouvrage (casernements, magasins à munitions, salle des machines, salle des filtres et ventilation, postes de calcul de tir, infirmerie, cuisine, etc.) sont entièrement creusée dans la montagne pour les défiler aux bombardements et aux tirs de contrebatterie.

Chaque bloc- tourelle est servi par un effectif de 11 hommes répartis comme suit :

3 hommes dans la tourelle (pointeur, tireur, chargeur).

4 hommes à l’étage inférieur de la tourelle (chef de tourelle, tempeur, 2 munitionnaires).

3 hommes au pied de l’ascenseur à munitions (chef mun + 3 munitionnaires)

Munitions et performances

La tourelle 10,5 cm 39 utilisait à choix trois types de munitions:

Le projectile standard était l’obus d’acier (Stahlgranate, poids 15,1 kg) qui permettait de tirer à une distance d’environ 18 000 mètres avec la charge 6. Pour augmenter la portée à 24 000 mètres, on utilisait l’obus pointu (Spitzgranate, poids 14,6 kg), spécialement profilé pour le tir à longue distance. Enfin, les tourelles avaient également la possibilité d’utiliser une munition antichars, d’un poids d’env. 14 kg, pour lutter contre les blindés.

La cadence de tir théorique pouvait atteindre 10 coups/minute avec une équipe de pièce bien entraînée, mais était généralement plus proche de 8 coups à la minute dans la pratique. Avec la charge 6, le projectile, propulsé par une poussée initiale d’environ 200 tonnes (2700 bars), quittait le tube à une vitesse supérieure à 900 mètres/seconde, ce qui permettait de bien stabiliser sa trajectoire et d’atteindre ainsi une grande précision, même à grande distance.

Procédure de tir et fonctionnement

Pour atteindre sa pleine efficacité, la mise en batterie des tourelles d’une batterie exigeait une discipline rigoureuse pour assurer une parfaite coordination et une excellente synchronisation du travail entre les 3 équipes installées respectivement dans la coupole sommitale, à l’étage inférieur de la tourelle et au pied de l’ascenseur à munitions.

Les coordonnées de tir et les corrections (azimut, élévation, distance du but, type de munition, charge, fusée de déclenchement, tempage du projectile…) étaient transmises au pointeur et au chef de tourelle par l’officier de tir installé dans le PCT, au cœur de l’ouvrage souterrain.

L’approvisionnement des tourelles s’effectuait en trois étapes. Une première équipe, située au cœur de l’ouvrage, acheminait les obus depuis le magasin à munitions jusqu’au pied des ascenseurs à munition des différentes tourelles. Là, les projectiles et les douilles étaient chargés sur l’ascenseur à munitions qui les montait à travers le puits d’accès incliné jusqu’à la base de la tourelle. Cet ascenseur à munitions était constitué par une double chaîne sans fin reliée à un treuil électrique, qui entraînait une noria de chariots à obus circulant en continu sur deux rails. Le même dispositif servait à redescendre les douilles utilisées. Les projectiles étaient ensuite hissés depuis la base de la tourelle jusqu’à la pièce grâce deux monte-charge manuels à poussoirs, actionnés par les soldats munitionnaires préposés à l’étage inférieur.

L’étage inférieur de la tourelle.

 C’est ici que se tient le chef de pièce, un tempeur et 2 munitionnaires. Avant l’ouverture du feu, les projectiles hissés au moyen du « Pater Noster » y sont préparés et stockés prêts à l’emploi, avec les douilles contenant les gargousses comportant les charges correspondantes. L’équipage dispose ainsi d’une réserve de 20 obus déjà  tempés et équipés de leur fusées, prêts au tir. Cela permet de réagir rapidement et d’effectuer sur ordre des feux de série ou de rapidité.

Le chef de pièce contrôle pointage, contrôle la distance et l’inclinaison, ainsi que le numéro des charges et le tempage de l’obus.

Etage supérieur de la tourelle (coupole)

 Les trois soldats installés à la pièce étaient très à l’étroit étant donné l’exiguïté de la tourelle C’est pourquoi le chargement du tube était pneumatique (sauf pour la munition antichars), ce qui permettait également d’optimiser le temps de réaction. En revanche, le pointage s’effectuait manuellement pour éviter les risques de panne, en manipulant 2 volants situés sur la droite de la pièce, l’un contrôlant la direction du tube (calculée en 6400 pour mille d’artillerie pour mieux affiner la précision de l’azimut), l’autre l’angle d’élévation. Le feu était déclenché sur ordre. Une fois le coup parti, la douille retombait à la base de la tourelle où l’on procédait à l’évacuation des gaz nocifs de combustion, puis la douille était redescendue vers le cœur de l’ouvrage au moyen du « Pater Noster », pour y être vérifiée et éventuellement re-calibrée en vue d’une prochaine utilisation.

Etant donné le risque d’intoxication par le monoxyde de carbone généré par propre feu des tourelles, les équipes de pièce portaient un masque de protection relié au circuit d’air de la protection collective.

Rotation

 Pour éviter la torsion ou la rupture des câbles téléphoniques et des gaines d’air de la protection collective reliant la tourelle à l’étage inférieur, la rotation de la coupole était divisée en 5 secteurs. Parvenue à l’extrémité d’un secteur de feu, la rotation était automatiquement bloquée par une buttée de sécurité, qu’il fallait ôter pour poursuivre le mouvement giratoire, après avoir déplacé et rebranché les gaines et les câbles.  Cette solution, peu pratique, avait toutefois l’avantage d’éviter un accident dans le stress du combat.

Usure du tube

Le tube de 10,5cm 39 L52 était prévu pour supporter 5 000 à 8 000 coups avant de devoir être remplacé (2 000 à 3 000 coups avec des grosses charges). Le changement du tube prenait en moyenne 3 à 4 jours car cela impliquait de le redescendre par le puits incliné de la tourelle, puis de hisser le nouveau tube jusqu’à la pièce.

Données techniques de la tourelle de forteresse de 10,5 cm 39 L52

Tourelle

Désignation officielle            10,5 cm Turm Kanone 1939 L52.

Type                                      tourelle cuirassée de forteresse.

Attribution                              troupes de forteresse suisses (St. Maurice, Gothard, Sargans)

En service                             de 1939 à la fin du 20e siècle.

Fabrication                            K+W Thun, von Roll (sous licence Schneider).

Angle de rotation                   360° (divisés en 6 400 pour mille d’artillerie).

Blindage                                35 cm (coupole), 30 cm (flancs de la tourelle).

Poids total de la tourelle        60 000 kg en état de combat.

Calotte de la tourelle             15 900 kg.

Base de la tourelle                15 500 kg.

Système de pointage            3000 kg.

Système de recul                 2000 kg.

Pièce

Fabrication                            K+W Thun, von Roll (sous licence Bofors)

Calibre                                  10,5 cm L52 (52 calibres)

Rainurage                             pas constant à droite, 32 rainures.

Poids du tube                        1,8 tonnes.

Longueur du tube                  5500 mm (avec affût)

Elévation                               0 – 45°

Chargement de la culasse    pneumatique

Frein de recul                        hydraulique

Recul de la pièce                  300 mm max., constant

Vitesse de recul                    10,4 mètres /secondes

Energie de recul                   200 tonnes env. avec la charge 6

Pression                                2700 bars au départ du coup (avec charge 6)

Performances

Cadence maximale              10 coups / minute

Cadence pratique                 8 coups / minute

Vitesse initiale de l’obus        supérieure à 900 m / seconde avec la charge 6

Portée de l’obus d’acier        18 000 m avec la charge 6

Portée de l’obus pointu         24 000 m avec la charge 6

Equipage

Effectif du bloc tourelle        11 hommes

Effectif à la tourelle              3 hommes

 Types de Munitions

Obus d’acier                         poids 15,1 kg, munition standard.

Obus pointu                          poids 14,6 kg, munition profilée pour le tir à longue portée.

Obus antichars                     poids 14 kg env., munition pour la lutte contre les blindés.

À propos Moret Jean-Charles

Fondateur de l'Association Pro Forteresse Co-fondateur de l'Association Fort Litroz