Histoire des brigades frontières suisses (1938 – 1994)

Par le Commandant de corps Adrien Tschumy

La mise en œuvre du projet “Armée 95 ” a notamment pour conséquence la suppression, au 31 décembre 1994, d’un certain nombre de Grandes Unités sédentaires, dont les brigades frontières. Cette disparition apparaît commune un élément important dans l’histoire de l’armée fédérale, ce qui justifie une évocation de la vie de ces formations, propres à l’organisation militaire de notre pays, qui ont joué un rôle fondamental durant plus d’un demi-siècle. Leur importance ne se situe pas uniquement au niveau opératif, mais touche également des domaines moins rationnels tels que l’esprit de défense, la motivation des citoyens-soldats qui appartenaient à ces formations, l’attachement de ces hommes à leur secteur d’engagement. C’est en réalité une belle page de l’histoire de notre neutralité armée.

Quelques rappels historiques

Dans un passé récent, les exemples de déploiement militaires aux frontières du territoire suisse ne manquent pas. L’ “incident Louis-Napoléon Bonaparte ” en 1938, qui crée une situation de tension entre la France et la Confédération, amène les Cantons à lever des troupes et à les envoyer à la frontière entre Genève et Bâle, afin d’éviter une surprise. Ces mesures, conçues dans le meilleur esprit, restent malgré tout improvisées: il manque un plan d’ensemble. Des enseignements vont être tirés de cette expérience. Durant l’hiver 1856-1857, 30000 hommes, soit 4 divisions de l’armée fédérale sous le commandement du général Dufour, se préparent à affronter les troupes du roi de Prusse dans le contexte de l’Affaire de Neuchâtel. Le développement de potentiels militaires toujours plus redoutables dans les Etats voisin justifierait une adaptation des forces suisses; pourtant, les mesures prises touchent peu leur ordre de bataille. Lors de l’occupation des frontières pendant la guerre franco-allemande de 1870-1871, les troupes mises sur pied comprennent l’élite de 5 divisions sous le commandement du général Herzog. Durant la première phase du conflit, elles sont déployées entre Schaffhouse et le saillant de Porrentruy. Par la suite, vu l’évolution des combats, le dispositif d’occupation de la frontière s’étend direction Sud-Ouest, jusque dans le Jura vaudois, quelques éléments stationnant même à Genève. L’internement de l’armée du général Bourbaki est l’événement marquant de cette deuxième phase. Les graves lacunes constatées à cette occasion seront prises en considération dans la Constitution fédérale de 1874. La mobilisation d’août 1914 est couverte par le déploiement préliminaire de 24 états-majors de bataillon et 68 compagnies, chargés d’assurer la protection de la frontière. Tout au long du service actif, l’armée prendra plusieurs dispositifs, les Grandes Unités recevant des missions qui concernent le secteur frontière. Ainsi, le 1. Corps d’armée doit ” assurer la frontière entre Klein-Lutzel et Saint-Ursanne “. Un survol de l’époque qui commence à la constitution des contingents fédéraux en 1815 et se termine avec le service actif de 1914-1918 met en lumière un certain nombre de sonnées. La surveillance de la frontière, la protection de la neutralité et de l’intégrité du territoire s’imposent lors de chaque mise sur pied. Les moyens mis en œuvre à cet effet, bien modestes, n’apparaissent que tardivement dans l’ordre de bataille de l’armée. Il s’agit d’états-majors de bataillons, de compagnies, voire de détachements- frontière, auxquels on confie des missions particulières. Les problèmes qui se posent dans la zone frontière sont résolus, selon les nécessités du moment et les conditions locales, par l’engagement de Grandes Unités ou de formations spéciales; on se trouve forcé de consacrer des forces de plus en plus importantes à la protection de la frontière.

La création des brigades frontière

La période qui suit la Première guerre mondiale est marquée en Suisse par une crise de la défense nationale. Le service actif a laissé des souvenirs douloureux: difficultés économiques, absence de la compensation pour perte de gains, engagement de troupes pour le service d’ordre. L’émergence de puissances totalitaires autour de la Suisse provoque un changement d’état d’esprit propice à un renforcement de la défense, donc à un renforcement du dispositif à la frontière. Jusqu’en 1930, des formations de landsturm forment une sorte de ” cordon sanitaire “, la mission de ces unités pouvant se formuler ainsi: ” Avec la plus grande énergie, rendre difficile toute action ennemie, afin que la mobilisation de l’armée de campagne puisse se dérouler sans perturbation. “. Un premier train de mesures permet de renforcer le secteur frontière, le succès de l’emprunt de défense nationale en 1936 ayant permis de dégager les moyens financiers nécessaires. De nombreux ouvrages d’infanterie, d’artillerie, des obstacles et des ouvrages minés sont réalisés, qui créent en quelques sorte l’épine dorsale des formations frontière. Au début des années 1930 apparaît le concept d’une protection différenciée de la frontière. Les propositions du chef de l’état-major général, acceptées par la Commission de défense nationale dans sa séance du 19 mai 1930, définissent deux cas de figures.

Cas “A”: Protection normale de la frontière en vue du maintien de la neutralité.

Dans ce cas, les formations se composent uniquement des troupes d’infanterie de landsturm recrutées dans le secteur concerné, renforcées par des détachements de mineurs et de gardes-frontière.

Cas ” B “: Protection renforcée de la frontière dans le cas d’un danger de pénétration ennemie.

Dans ce cas, le dispositif doit tenir 6 à 7 jours à la frontière, afin de permettre à l’armée de campagne de mobiliser dans sa totalité. En plus des forces prévues dans le cas ” A “, tous les militaires habitant la zone frontière sont prévus pour cette mission. Leur lieu de domicile prime sur leur incorporation.

Les dispositifs de protection renforcée de la frontière devaient être opérationnels à la fin de l’année 1935, mais, durant la phase de réalisation, de sérieux doutes apparaissent touchant aux principes même de la décision:
– Les éléments constituant ces troupes sont très disparates (détachements frontière, unités de landsturm, renforts par des troupes d’élite).
– Collaboration difficile de ces formations avec les éléments chargés de détruire les ouvrages minés.
– Engagement peu évident des renforts appartenant à l’élite et collaboration difficile avec les autres formations.

Ces difficultés, qui n’étonnent guère les commandants concernés et les instances militaires, amènent la presse à se faire l’écho d’un état “scandaleusement mauvais ” de la protection à la frontière. Le conseiller fédéral Minger, chef du Département militaire fédéral, déclare devant le Conseil national à la fin de l’année 1936: «  Der heutige, so genannt verstärkte Grenzschutz ist keine Truppe im engeren, eigentlichen Sinne. Die bestehende Organisation basiert auf der gesammten wehrpflichtigen und wehrfähigen Grenzbevölkerung. Es handelt sich beim Alarm des heutigen Grenzschutz um eine militärisch organisierte Volkserhebung gegen den eindringenden Feind. Mann will damit die Sicherung der beschleunigt dahinter mobilisierenden Regimenter erreichen, nicht mehr.» Dans cette déclaration politique, Minger avoue d’abord que le problème de la couverture frontière n’est pas résolu comme il devrait l’être. Il justifie aussi le message du Conseil fédéral qui fixe les bases de l’organisation des troupes du 7 octobre 1936 et qui prévoit une nouvelle articulation des troupes frontières. Les études faites entre 1933 et 1935, à la suite de l’évolution politique dans les pays environnants et des insuffisances du système de couverture frontière, amènent le chef de l’état-major général à proposer au conseiller fédéral Minger l’attribution d’environ 40000 militaires pour la défense de la frontière. Le projet prévoit la constitution de détachement frontière dont les effectifs varient entre 100 et 3000 hommes. Les responsables militaires font un accueil mitigé à ce projet, ce qui n’empêche pas la Commission de défense nationale d’adopter, à la fin de l’année 1935, des directives qui devront encore être discutées avec les commandants de division et de brigade. Une remarque, lors de la discussion en commission, semble indiquer que l’unanimité ne s’est pas faite: ” La nouvelle organisation des troupes ne doit pas avoir le caractère d’un ” Diktat ” de la Commission de défense nationale, sans quoi nous perdrons la partie. “

Les détachements frontière selon le projet du Chef EMG

Front Ouest : 23 détachements 15800 hommes

Front Nord : 16 détachements 13700 hommes

Front Est : 5 détachements 3400 hommes

Front Sud : 29 détachements 6250 hommes

Avec les effectifs proposés, on prévoit de former une couverture frontière, indépendante de l’articulation de guerre des divisions, qui comprendrait des militaires des trois classes d’âge. Ceux de l’élite formeront des compagnies, des escadrons et des bataillons, afin qu’on puisse leur faire effectuer des cours de répétition dans le cadre des Unités d’armée. Le gros de l’armée comprendra 8 divisions, une division dite du ” Gothard ” et 3 brigades de montagne. Des états-majors de brigade, au nombre de 6, prévus pour des missions particulières aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre, assumeront le commandement dans une partie du secteur frontière. Ces directives constituent la base de l’Organisation des troupes 1938 (OT38). Durant la période de préparation de ce nouvel ordre de bataille, l’articulation des troupes frontières fait l’objet de prises de position contradictoires:

“Zusammenfassung der Auszugsmannschaft aus dem Grenzschutz zu einem höheren Verband (Division, Brigade) ist schon deshalb ausgeschlossen, weil die hierfür nötige Artillerie fehlt. “

“Ich halte es für ganz ausgeschlossen, déclare le colonel argovien Eugen Bircher, dass die Grenztruppen genügend halten können (…). Einen genügend starken Grenzschutz sehe ich nur in einer stehenden Abwehrtruppe oder in einer erhebliche Verstärking unseres Grezschutzes (…). “

De Diesbach, commandant de la 2. division, s’oppose en principe à cette réorganisation des troupes, car ” il n’est aucun problème défensif que notre organisation actuelle ne nous permette de résoudre. La couverture frontière doit se sacrifier sur place. Elle ne peut pas manœuvrer. “

Les débats aux Chambres fédérales permettent au conseiller fédéral Minger d’expliquer clairement l’importance toujours plus grande donnée à la couverture frontière. Finalement la nouvelle organisation des troupes est acceptée le 7 octobre 1936; elle doit entrer en vigueur le 1 janvier 1938. Elle prévoit la formation de troupes frontière indépendantes. Les autres dispositions concernant ces formations figurent dans une Ordonnance du Conseil fédéral du 23 juillet 1937. Compte tenu de son caractère secret, elle ne sera pas publiée.

Les points essentiels de l’Ordonnance du 23 juillet 1937

Les troupes frontières s’articulent en brigades, régiments, bataillons, compagnies, détachements.-Elles sont recrutées par bataillon ou par unité dans un secteur frontière donné.-Sur le front Sud, les troupes frontière font partie des Unités d’armée; dans les autres secteurs, ce n’est pas le cas.-Les brigades frontière sont subordonnées aux commandants de division.-Les états-majors et unités des troupes frontière comprennent des militaires des trois classes d’âge, ceux de l’élite formant en plus des ” bataillons de base “.-Des formations territoriales peuvent être attribuées aux troupes frontière, afin de renforcer la sécurité à la frontière.-Les troupes frontière sont mises sur pied par affiches de mobilisation comme l’armée de campagne.

La solution n’est pas la même dans les différents secteurs frontière. Au Nord, 8 nouvelles brigades frontière sont constituées, qui ne sont pas identiques, mais ont des caractéristiques communes:

  • chacune de ces brigades est subordonnée à une division qui en coiffe une, voire deux;
  • un état-major de brigade qui comprend 112 militaires;
  • des unités directement subordonnées au commandant de brigade (compagnie motorisée de canons d’infanterie, compagnie motorisée de mitrailleurs, compagnie de cyclistes);
  • selon les cas, 2-3 régiments d’infanterie comprenant un nombre variable de bataillons;
  • parfois un bataillon indépendant figure à l’ordre de bataille de certaines brigades;
  • un détachement, voire une formation plus importante d’artillerie;
  • selon les cas, des formations territoriales.

Dans ses directives de 1935, la Commission de défense nationale avait fixé la solution pour le front Sud; les troupes de couverture frontière doivent faire partie des Unités d’armée. Ainsi, la Brigade de montagne 9, subordonnée à la division ” Gothard “, joue le rôle de brigade frontière; les brigades de montagne 10, 11, 12, qui sont indépendantes, comprennent des formations-frontière. La Brigade de montagne 10 représente certainement le cas le plus intéressant, car l’OT 38 lui apporte d’importants changements:

réduction de la Garnison de Saint-Maurice aux seules troupes de fortification avec subordination directe à la Brigade de montagne 10;

augmentation considérable des troupes frontière avec subordination, non plus à la garnison, mais à la Brigade de montagne 10;

renforcement de cette formation par 2 régiments d’infanterie qui formaient jusqu’alors la Brigade d’infanterie de montagne 3 (indépendante).

Ainsi articulée, la Brigade de montagne 10 comprend des troupes-frontière, capables de vivre et de combattre en haute montagne, qui doivent couvrir deux fronts en équerre, des troupes de forteresse qui barrent, tout spécialement celui de Saint-Maurice, des troupes ” mobiles “, prévues pour combattre un adversaire partout dans le secteur essentiellement montagneux de la brigade ou ailleurs sur le territoire national.

La période du service actif (1939-1945)

Durant le service actif, les troupes de couverture frontière sont mobilisées plus ou moins régulièrement, selon l’évolution de la situation. Les brigades-frontière vivent cette période de guerre dans des conditions propres à leur environnement; il n’est donc pas possible de relater tous les faits marquants qui concernent chacune d’entre elles.

De la mobilisation de septembre 1939 à l’invasion de la France

Notre concept de neutralité a pour principal désavantage stratégique de nous obliger à attendre jusqu’au dernier moment avant de procéder à une mobilisation. Il s’agit pourtant d’être à même de mobiliser rapidement des troupes dans des secteurs déterminés, tout spécialement à la frontière. L’Organisation des troupes 1938 repose sur ce principe. Les expériences faites lors des cours d’introduction, en 1938, amènent à quelques modifications de détail. La constitution d’une brigade frontière avait été envisagée pour la région de Sargans, entre la Brigade frontière 8 et la Brigade montagne 12. L’avance des travaux dans la zone fortifiée de Sargans va permettre de renoncer à ce projet; au début de l’année 1940, celle-ci devient une Unité d’armée. La mobilisation partielle des troupes frontières, le 29 août 1939, a pour but de couvrir la mobilisation de l’armée de campagne et de lui permettre de prendre un premier dispositif opératif. Dès le moment où celle-ci est prête et en mesure d’être engagée selon les intentions du comandant en chef, la mission de la couverture frontière est terminée. Toutefois, la situation ne permet pas de décider d’un déploiement contre un ennemi potentiel bien défini. Dès 1939, le service des troupes frontière s’avère ennuyeux et monotone. Dans une brigade frontière, les premiers tirs à balles avec les mitrailleuses n’ont lieu qu’au mois de novembre. De lourds services de garde, une instruction pas toujours adaptée et le sentiment que le travail attend à la maison, voilà ce qui mine le moral de la troupe. Une fois de plus, c’est la tâche des comandants de résoudre ce genre de difficultés.

D’emblée, le haut commandement se trouve forcé d’engager les troupes-frontière dans une mission qui n’avait pas été prévue. Lorsque la situation permet de diminuer les effectifs sous les armes de l’armée de campagne, les troupes frontière sont appelées à effectuer des relèves, dans la mesure où elles ont une certaine mobilité. D’autre part, on donne des missions de couverture frontière et de couverture de la mobilisation, qui devraient ne pas leur incomber, à des formations de l’armée de campagne. Cette solution présente l’inconvénient d’exiger une relève lorsque le danger se précise, sans quoi l’armée de campagne ne serait pas vraiment à disposition du commandant en chef. Chaque nouveau dispositif, durant out le service actif, met en évidence ce problème fondamental de la doctrine d’engagement des troupes frontière et de l’armée de campagne. Chaque fois, il faut trouver des solutions adaptées aux conditions du moment. Au début de la mobilisation, une image réaliste de l’ennemi fait encore défaut. On reste trop inspiré par les expériences de la Première Guerre mondiale; d’autre part, une armée totalement dépourvue de chars de combat ne peut pas percevoir correctement les conséquences de l’apparition de l’arme blindée sur le champ de bataille. Lors d’une démonstration à la Brigade frontière 7, un chef de section note dans son journal: ” Die heute stattgefundene Vorgührung mit Panzerwagen war sehr lehrreich. Vor allem brauchen wir in unserem Gelände vor den Panzerwagen nicht die übliche Angst zu haben. Unsere Wälder, unsere Tobel, unere Flüsse, alles sind natürlich Hindernisse und die Infanteriekanone wird die Lücken schon ausfüllen können (…). “

(La présentation d’engins blindés était très instructive. Dans notre terrain, nous n’avons pas besoin d’avoir peur devant ces engins blindés. Nos forêts, nos ravins et nos fleuves sont des obstacles naturels et le canon d’infanterie rempli bien les trous.)

Le commandement de l’armée cherche constamment à améliorer le niveau des troupes frontière. Le début de l’année 1940 voit la création d’un quatrième corps d’armée. La forteresse de Sargans joue dès lors le rôle d’une brigade frontière. Sur le front Sud, la Brigade de montagne 9 prend la dénomination de ” brigade frontière “. Les brigades-frontière reçoivent de nouvelles formations et de nouveaux armements, notamment en artillerie.

Période du Réduit national

Le quasi-encerclement de notre pays par les forces de l’Axe, la nature des opérations menées par la Wehrmacht, les nouveaux dangers extérieurs et intérieurs provoquent les planifications qui aboutissent en juillet 1940 à la décision de créer un Réduit national. Dans sa lettre au chef du Département militaire fédéral, datée du 12 juillet 1940, le Général explique son intention. Dans le dispositif prévu, les troupes-frontière, appuyées à des fortifications permanentes ou des ouvrages de campagne, résistent sur place. Le commandant en chef porte un jugement sur ces formations. ” Sans aucun doute, la valeur des troupes frontière s’est accru au cours des mois du service actif en même temps que leurs travaux de fortification se sont développés “. Dans sa décision relative au Réduit, objet de l’Ordre d’opération N° 12, Guisan fixe un premier échelon de résistance. ” Les troupes frontière (…) conservent leur dispositif et leur mission “. Dès l’été 1940, la démobilisation partielle de l’armée impose un système de relève, afin d’assurer la défense des dispositifs des corps d’armée. Parallèlement, le Réduit national se réalise; le gros de l’armée de campagne gagne le secteur central, ce qui provoque des craintes dans les populations à la frontière Nord-Ouest et Ouest. Les brigades-frontière représentent dès lors leur seul moyen de défense. Sur le moment, il n’y a pratiquement pas de critiques, les gens comprenant que l’occupation éventuelle par l’ennemi du secteur frontière et d’une partie du Plateau est le prix à payer pour assurer la sécurité et la pérennité du pays. La situation n’évolue pas en 1941. Les troupes frontières, renforcées dans certains cas, assurent la défense de leur dispositif en établissant des barrages échelonnés dans la profondeur des principaux axes de pénétration. Le débarquement allié en Afrique du Nord, à la fin de l’année 1942, modifie profondément la situation politico-stratégique. Les passages suisses à travers les Alpes prennent une importance grandissante, vu les besoins en transports des troupes de l’Axe. Ces événements n’influent pas directement sur l’organisation et les missions des troupes-frontière. Le 10 juillet 1943, le débarquement allié en Sicile marque le début d’une phase nouvelle des opérations, qui pourrait à terme créer une menace sur notre front Sud, provenant aussi bien des Alliés que des Allemands. Pour faire face à cette éventualité, une mobilisation partielle des troupes frontière du Front Sud est ordonnée le 12 septembre 1943.

La dernière période du service actif (1944-1945)

Le débarquement de Normandie en juin 1944, suivi de celui de Provence à la mi-juillet, provoque, le 5 septembre, la mobilisation partielle des troupes frontière du front Ouest, suivie par celle d’une Unité d’armée le 8 septembre. Les mesures de défense de la frontière entre Genève et Bâle sont adaptées à l’évolution de la situation. Elles impliquent au maximum 5 Unités d’armée et 3 brigades légères, qui se trouvent derrière les brigades-frontière. La menace se déplaçant le long des crêtes du Jura end direction des passages du Rhin, des Unités d’armée ad hoc relèvent les brigades frontières ou sont engagées devant elles, en particulier dans le saillant de Porrentruy. Les hommes de ces formations sédentaires ne comprennent pas pourquoi on ne les démobilise pas (à la Brigade frontière 3) ou pourquoi ils restent à la maison, alors que les combats se rapprochent de leur secteur (Brigade frontière 6). Le commandant de cette dernière, le colonel Walter Frey, écrit dans son dernier rapport trimestriel à la fin du service actif : ” Ich habe es für Kommandanten und Truppen der Grenzbrigade 6 sehr bedauert, dass sie während der enzigen paar Tage, da das Krieggeschenhen auch in unserem Abschnitt etwas an die Grenze kam, zu Hause bleiben (…) und zusehen mussten, wie andere ihre ureigene Aufgabe des Grenzschutzes versahen. Ich verstehe die financiellen Gründe wohl, die dazu führten, mit den Truppen auszukommen, die schon im Dienst waren und dem Land vermehrte Aufgebote zu ersparen, aber vom Soldaten aus gesehen, der nun 5 ½ Jahre in z.T. sehr eintönigem Wachtdienst seine Pficht getan und der für alle möglichen Falle eingeübt und instruiert worden war, wäre es wie er ein Mal seinen Dienst nicht in supponierter, sondern in wirklicher Lage hätte versehen können “.

(Je regrette que les commandants de troupe de la Brigade frontière 6 soient restés à la maison durant ces quelques jours, au moment ou la guerre s’approchait de nos frontières et qu’ils ont vu leurs camarades les remplacer à la frontière. Les problèmes financiers actuels on fait que l’on a dû utiliser les troupes déjà en service. Les soldats qui ont passé plus de cinq ans en service d’ordre monotone auraient pu mettre en pratique leurs connaissances dans une situation réelle et non supposée.)

Une solution idéale pour la défense du secteur frontière n’est pas facile à trouver. La nécessité de préparer une zone de combat assez forte, afin de pouvoir réagir efficacement dès la frontière, amène le commandement de l’armée à donner une profondeur plus grande au dispositif initialement assez linéaire des troupes frontière, ce qui rend nécessaire le renforcement des brigades frontière par des troupes qui occupent des positions arrière. De nouvelles formations d’artillerie sont créées grâce à l’appel de militaires des anciennes classes d’âge. Ainsi les brigades- frontière disposent des moyens qui leur permettraient de mener efficacement le combat dans leur secteur. En revanche, le manque de mobilité exclut pratiquement leur engagement en dehors de leur dispositif.

De la fin du service actif à l’an 2000

Un relâchement de l’effort de défense marque les premières années d’après-guerre: les cours de certaines formations sont partiellement ou totalement supprimés, mais le rythme normal des services reprend assez rapidement à cause de la situation internationale. Les études qui exploitent les renseignements du service actif aboutissent à la nouvelle Organisation des troupes 1951 (OT 51). Cette nouvelle articulation des Grandes Unités touche les troupes du secteur alpin. Les brigades de montagne, qui étaient en fait des ” grandes divisions “, perdent leurs troupes de forteresse; apparaissent les trois brigades de forteresse, la 10 12. (Saint-Maurice), la 13 (Sargans) et la 23 (Gothard), qui reprennent les missions frontière dans leur secteur. Dans le Haut-Valais, la Brigade de montagne 11 se scinde en deux, une nouvelle Brigade frontière 11, essentiellement responsable de la région du Simplon, et une nouvelle Brigade de montagne 11 engagée principalement en arrière dans le secteur alpin. Dans les Grisons, la Brigade de montagne 12 se sépare des ses éléments frontière qui vont former la nouvelle Brigade frontière 12. L’ordre de bataille des brigades existantes est modifié:

  • Les unités mobiles, directement subordonnées au commandant de brigade, sont supprimées.
  • Les ” bataillons de base ” disparaissent; ils se retrouvent dans des régiments d’élite ou deviennent des bataillons indépendants.
  • L’infanterie des troupes frontière se compose dès lors de militaires de landwehr et du landsturm.
  • Des modifications mineures concernent les formations spéciales des brigades, ce qui provoque une légère diminution des effectifs de ces Grandes Unités.

Dans les années qui suivent cette réorganisation, de graves divergences divisent les Alliés de la Seconde Guerre mondiale: c’est le début de la guerre froide, avec des épisodes dramatiques comme, en 1956, la crise de Suez et l’entrée de l’Armée rouge en Hongrie. La modernisation de l’armée suisse provoque de vives discussions dans le pays, opposant les ” mobiles ” et les ” statiques “. Dans la foulée, le Conseil fédéral décide d’acquérir des chars de combat Centurion et une centaine d’avions Hunter. Il d’agit de combler les lacunes de l’armée de campagne, pas de renforcer les troupes frontière. Après le choc provoqué par la crise hongroise, une seconde tranche de crédits, 200 millions de francs, permet l’acquisition d’une nouvelle série de Centurion, du Fusil d’assaut 57, de mines antichars et de divers matériels. Le Conseil fédéral décide de prolonger en 1957 les cours de cadres pour officiers, afin d’améliorer l’instruction antichar. Dans le secteur frontière, il ordonne un ” service d’instruction extraordinaire ” qui permettra de contrôler et d’améliorer l’état de préparation des ouvrages minés. Cette mesure concerne les commandants de brigade, des états-majors réduits et des formations de destruction. La situation politico-militaire en Europe, la nécessité d’adapter notre instrument de défense aux techniques de combat et aux armements des puissances voisines nécessitent une nouvelle Organisation des états-majors et des troupes, dix ans après celle de 1951. Dans son message du 30 juin 1960, le Conseil fédéral redéfinit les missions de l’armée et ses modalités d’engagement. Les troupes sont réarticulées en 3 corps de campagne et 1 corps de montagne, soit en 3 divisons mécanisées, 3 divisions de campagne, 3 divisions frontière et 3 divisions de montagne. En plus, il y a les brigades-frontière, les brigades de forteresse et les brigades de réduit. Des zones territoriales couvrent l’ensemble du territoire. Les troupes d’aviation et de défense contre avions forment un corps d’armée. En ce qui concerne les troupes-frontière, il est précisé que ” die Aufgabe der Grenztruppen besteht vor allem darin, die Einfallachsen ins Mittelland zu sperren, um so die Mobilmachung und den Aufmasrch der Armee zu decken. Insbesondere sollen sie den Gegner zwingen, den Kampf an der Grenze oder nahe davon aufzunehmen, ihm eine Vereinigung mit im Innern des Landes abgesetzten Luftlandeverbänden verwehren und so des Feldarmee die Möglichkeit verschaffen, die Absichten des Gegners frühzeitig zu erkennen und die besten Vorkehren für den Einsatz zu treffen “.

(La tâche des troupes frontière est surtout de tenir les axes afin de permettre la mobilisation et le déploiement de l’armée. Elles doivent spécialement forcer l’ennemi à combattre dès la frontière ou tout près, de lui défendre de rejoindre des forces parachutées à l’intérieur du pays et de permettre à l ‘armée de reconnaître l’ennemi assez tôt et de procéder dans les meilleures conditions lors de son intervention.)

Pour les brigades-frontière, il est déterminant qu’une division frontière puisse porter le combat de l’armée de campagne dans leur secteur. En revanche, leur ordre de bataille ne subit que peu de modifications: nouvelle articulation des états-majors et des troupes qui permet au commandant de brigade d’accéder au grade de brigadier, transformation des ” groupes de destruction ” en ” groupe du génie “. Depuis la mise en vigueur de cette réorganisation, le Conseil fédéral va prendre un certain nombre de décisions fondamentales qui ne feront pourtant pas l’objet d’une nouvelle organisation des états-majors et des troupes. Ces adaptations sont apportées par le biais de plans directeurs, correspondant en général avec la durée d’une législature fédérale. L’armement des troupes frontière s’améliore avec l’introduction de la Mitrailleuse 51 et du tube-roquette. Un programme de renforcement du terrain assure la construction d’abris pour la troupe et les positions d’armes. Des lance-mines de forteresse bitubes de 12 cm sont implantés dans les secteurs des brigades-frontière. Une fois de plus, le dispositif est adapté à l’évolution de la menace. Des exercices permettent aux formations-frontière d’assimiler les connaissances nécessaires à la collaboration avec les Grandes Unités, les formations territoriales et logistiques. L’instruction est également modelée sur les conditions nouvelles. Lors des cours de complément et des cours tactiques, les cadres et la troupe exercent de nouvelles formes d’engagement: combat contre les mécanisés et les aéroportés, combat de localité, mobilisation perturbée, modifications des secteurs et des missions, service de garde, service subsidiaires d’ordre, aide en cas de catastrophe, actions de sauvetage. Ces activités, dirigées par les commandants des Unités d’armée, prennent en compte les particularités géographiques de chaque secteur. Sans relâche, les troupes frontière évoluent en fonction des changements de situation et améliorent leur capacité de combat.

Disparition des brigades frontière

La réalisation de l’armée 95 postule, entre autres, la disparition des onze brigades frontière. Evoquer cet événement n’est plus faire de l’histoire mais se plonger dans la réalité du présent. On ne traite pas le présent comme le passé, surtout si l’on a été partie prenante. La création des brigades frontière, dans les années 1936-1937, répondait à des raisons impératives. Sans que l’on prétende juger la décision de les supprimer, l’honnêteté intellectuelle oblige à dire qu’elle ne repose pas sur les résultats d’une analyse stratégique ou opérative, mais qu’elle a trouvé sa justification dans un décompte d’effectifs. Les conditions politico-militaires de demain seront certes très différentes de celles des années passées. N’est-ce pas une évidence de dire que la guerre froide est terminée et que les dangers qui planaient sur nous naguère ont pratiquement disparu. En revanche, qui peut contester qu’apparaissent de nouveaux dangers de nature différente ? Aujourd’hui, plus que jamais, le secteur frontière reste une zone très sensible. Si le dogme du maintien intégral de notre neutralité, c’est-à-dire de l’inviolabilité du territoire, n’a plus, pour l’instant, l’importance qu’il a eu dans le passé, la zone frontière reste un théâtre d’insécurité et de désordres possibles qu’il faudra bien dominer. Pour avoir dû analyser, durant mon temps de commandement, les différentes composantes de ce problème dans le secteur Sud, le long des 977 kilomètres relevant de la responsabilité du corps d’armée de montagne 3, je reste persuadé que, dans les années à venir, nous allons être confrontés à de sérieux problèmes de frontière. Nous ne vivons que les débuts de phénomènes migratoires importants. Une extrapolation mesurée de ce que nous connaissons actuellement nous amène à prétendre que ce problème influencera largement l’engagement de l’armée dans le futur. Cette réflexion, bien sûr, n’est pas valable pour le seul front Sud. Avec la disparition des brigades frontière se pose la question de savoir qui va prendre en charge de tels problèmes. L’armée 95 privilégie la mobilité, la défense dynamique, le ” Mut zur Lücke “, la promotion de la paix. Si le désordre et l’insécurité régnaient dans le Malcantone, le long de la ” frontière verte ” ou en toute autre région de la zone frontière, les principes qui sont à la base de la nouvelle organisation de l’armée permettront-ils de maîtriser de telles situations ? En fait, aucune des Grandes Unités de l’armée 95 n’a des liens directs avec le secteur frontière. Il faut dès lors trouver les formations à y engager, de cas en cas. Elément nouveau, il existe des formations territoriales dans chaque canton, des régiments ou des bataillons de fusiliers. Dans les cantons frontaliers, on doit envisager, entre autres hypothèses, l’engagement d’une partie de ces troupes dans des missions relevant des problèmes de frontière.

Conclusion

Au lendemain de la dissolution des brigades frontière, le rappel de quelques éléments déterminants s’imposait. La décision de constituer ces Grandes Unités chargées de défendre le secteur frontière a été prise en 1936, sous la pression d’événements politico-militaires, dans le cadre d’une option stratégique claire et logique. On voulait disposer rapidement, à n’importe quel moment, de forces capables de garantir la neutralité du pays et de permettre à l’armée de campagne de mobiliser dans sa totalité et de prendre un dispositif ordonné. Tout au long du service actif, ces mesures ont assuré au commandant en chef la liberté d’action indispensable à la réalisation des plans de relève et de ses intentions opératives. Ces dispositions n’ont pas éliminé les problèmes que pose l’engagement coordonné de troupes frontière et de formations de l’armée de campagne, les différences au niveau de l’articulation et de l’équipement n’assurant pas l’interopérabilité et la complémentarité. Dès la fin du service actif, les brigades-frontière se sont remarquablement adaptées aux profonds et constants changements de la situation politico-militaire. Demain, les conditions seront différentes, certainement pas celles que l’on peut entrevoir aujourd’hui. Un proverbe chinois ne dit-il pas que les prévisions sont difficiles à faire, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir ? La protection de notre neutralité, la couverture d’une mobilisation partielle ou générale, la nécessité de maintenir l’ordre et la sécurité dans la zone frontière, l’assistance à la population dans certains secteurs sensibles forment un tout dont il faut pondérer les différents éléments. Dans une nouvelle organisation, avec d’autres moyens, la mission demeure. Des solutions seront trouvées, c’est la tâche de nos successeurs auxquels nous ne pouvons que faire une totale confiance. Pourtant, avant de tourner la page, exprimons notre reconnaissance à ceux qui ont eu la volonté, le courage, la lucidité de prendre la décision de créer les brigades frontière. Notre reconnaissance va surtout à ceux qui, tout au long de cette période, ont émis leurs forces au service du pays, afin qu’à travers la tourmente et durant les périodes de troupes, il garde son indépendance et existe encore aujourd’hui. Cet engagement fait partie de notre histoire nationale et de celle de l’armée.